Le Grand feu de 1870 (deuxième partie) : L'épreuve

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Par Christian Tremblay
Le Grand feu de 1870 (deuxième partie) : L'épreuve
Le feu, poussé par un fort vent, ne donne aucune chance aux colons de réagir. Source: Pixabay

Il fait beau et chaud. Même un peu trop, aux dires de certains. Le 18 mai est la troisième journée consécutive de grandes chaleurs. Les colons de la région sont au travail. La récolte s’annonce hâtive, car les semis sont déjà en terre.

Une poudrière

Ce même 18 mai, plusieurs, malgré les craintes, se risquent à faire des feux d’abatis. À Saint-Jérôme, un feu d’abattis se répand, mais il est contrôlé, de justesse.
Dans la nuit du 18 au 19 mai, une pluie étrange, venant du nord, s’abat sur la région. Elle a une odeur d’allumette brûlée et laisse une couche jaunâtre sur le sol. Il pourrait s’agir des résidus d’un autre feu, plus au nord de la région.
Le matin du 19, le soleil et la chaleur reviennent de plus belle. La pluie des heures précédentes rassure un peu les colons qui, en grand nombre, reprennent le travail et les feux d’abattis.
Ce qu’ils ignorent, c’est qu’à plusieurs endroits, le feu couve en forêt, à la suite des éclairs de la nuit (La question des éclairs fait encore débat).
La région est littéralement assise sur un tonneau de poudre.
Vers 11h (note 1), à la Rivière-à-l’Ours, Saint-Félicien, la famille Savard constate, avec horreur, qu’une bourrasque venant du nord a fait gonfler leur feu et qu’il se répand partout autour. La famille n’a ni le temps, ni les moyens de réagir.
Le feu, qui va à la vitesse d’un cheval au galop, est poussé, de cimes en cimes, par des bourrasques successives.
Le temps de le dire, il gagne Saint-Prime, Roberval, Chambord, Desbiens, Métabetchouan, Saint-Gédéon et va terminer son travail de destruction, seulement sept heures plus tard (note1), à la Baie des Ha! Ha!, 150 kilomètres plus loin.
Le Saguenay subira le même sort que le Lac-St-Jean.

Le Grand feu de 1870 détruisit pratiquement tout, de Saint-Félicien à la Baie des Ha! Ha! Source: Courtoisie

La panique, et les réactions

Dès le début, le feu prend en largeur. C’est un tsunami de flammes qui avance sur la région. Chacun fera ce qu’il peut pour sauver sa famille et ses biens. Pour les biens, c’est peine perdue. Ne reste qu’une seule solution pour ne pas bruler vif: l’eau.

Saint-Félicien

Joseph Pilote, un ancien de Saint-Félicien : «Le feu courait les maisons puis le chemin; c’était comme un enfer». (1)

Saint-Prime

Saint-Prime était l’un des villages en devenir. Il comptait, en 1870, une trentaine de familles.
Les colons y firent sortir leurs animaux qui beuglaient, tristement, prirent leurs enfants par la main et partirent à la hâte ; les uns franchirent la Côte du Cran, du haut de laquelle ils aperçurent leur maison devenue la proie des flammes.
D’autres atteignirent la rivière Ashuapmouchouan, se jetèrent sur un bac qui s’y trouvait et se hâtèrent de gagner le large, car déjà, le feu léchait les abords de la rivière. Ils virent alors toute la mission de Saint-Prime devenue un immense brasier. (2)

Pointe-Bleue (Mashteuiatsh)

Jean-Baptiste Parent, de Pointe-Bleue, a sauvé les onze membres de sa famille sur un arbre flottant au bord du lac. Pendant quatre heures, il arrosa sa famille, lui-même était obligé de se plonger fréquemment dans l’eau pour ne pas brûler. (1)
 

Impuissants, les colons ne pouvaient que prier en regardant leurs biens partir en fumée, puis sauver la vie de leur famille.
Source: Bibliothèque nationale de France, tableau sculpté sur bois intitulé Le village en feu, 1870.

Roberval

Sur l’heure du midi, le feu déferle déjà à Roberval. S’il évite la partie sud, toute la partie nord est dévastée.
Parmi les nombreux faits qu’il serait possible de relater, retenons ceux-ci, extraits du livre de Rossel Vien: Hubert Tremblay était grimpé sur le toit de sa grange, qu’il arrosait, quand le feu fondit sur lui. Il roula à terre et on le plongea dans un ruisseau, d’où il sorti vivant, mais passablement brûlé.
Non loin de là, Jean-Baptiste Parent, alors maire de la municipalité, sauva sa famille sur un arbre flottant, perdant tous ses effets par ailleurs.(3)
Pour démontrer la puissance du brasier, à la hauteur de Roberval, il fit un bond de plusieurs kilomètres et détruisit l’Ile de la Traverse.

Chambord

Si, presque partout ailleurs, les pertes furent matérielles, à Chambord, le Grand feu emporta avec lui cinq personnes: Josée Fortin, Narcisse Morin, Thomas Barrette, Alexandre Morin et Wilfrid Lavoie.
Nous avons la chance d’avoir le témoignage d’un ancien qui était sur les lieux, au moment de la tragédie, M. Charles Bérubé. Voici l’extrait intégral qui traite de l’événement:
«Je suis entré dans une maison, en face de la croix, où quatre hommes ont brûlé, pour chercher mon fils Pitre. C’était la maison de Narcisse Morin. En sortant, un flot de flammes me force à reculer; à la première accalmie je sors.
José Fortin et son garçon étaient dans une maison neuve; Narcisse Morin et son garçon étaient avec eux. Je dis à José: «Persistes-tu à sauver ta maison?» Il me répond: «Si ma maison brûle, je brûlerai avec».
Ils se sont réfugiés dans une cave tout à côté, où nous avions mis nos effets. Le lendemain nous ne les avions pas revus. Job Bilodeau, Abraham Bilodeau, Nazaire et Xavier Lapointe, après avoir cherché en vain, supposent qu’ils ont pris le bois. On arrose l’endroit à flots; il en sortait beaucoup de fumée.
Nous les avons trouvés ainsi placés: Du côté nord, José Fortin, à gauche et son fils Tommie à droite; du côté sud, où se trouvait la porte au centre, Alexandre Morin, à gauche, Narcisse à droite, tous dans les coins.
Narcisse avait la face intacte, reposant sur un de nos oreillers; tout le reste était calciné. On mit tout ce qui restait de chacun dans quatre chaudières ordinaires.
Wilfrid Lavoie, de Chambord, un garçon de 20 à 22 ans, fils de Vallier Lavoie, s’est fait brûler en voulant sauver son cheval. On l’a trouvé dans la porte, tout noir. Il ne restait que le tronc; les membres et la tête étaient complètement brûlés.» (4)
 

Un calvaire, érigé en 1946, à l’endroit où quatre personnes sont décédées.
Source: Nouvellesduquartier

Un calvaire fut érigé près de la maison des victimes, en 1946. Il y est toujours aujourd’hui, le long de la route régionale.
Sur les 61 maisons debout à Chambord avant l’incendie, il en reste moins de dix.

Desbiens/Métabetchouan/Hébertville

Désolation dans tout ce secteur également. À Métabetchouan, ne reste que vingt maisons sur cent-vingt. Seule Hébertville a moins souffert que les autres.

Saint-Gédéon et les environs

Un témoignage qui décrit bien ce qui s’est produit, à des centaines, des milliers de fois, lors de ces heures de fin du monde:
«C’était le matin du 19 mai, dit un ancien de l’endroit. Moi je piochais. Tout à coup on entend, Brooooooor … Le père Fleurine dit: «Ecoutez… Un tremblement de terre comme en Charlevoix». Peu après… «Ecoutez… Regardez… Le feu!… Qu’allons-nous faire? Gagner la rivière!…»
«Ce qu’on fait rapidement par un petit chemin de pieds. Arrivés à la Belle-Rivière on s’aperçoit qu’il y avait trop de risques de se jeter à l’eau… Les rives étaient trop glissantes… «Alors, gagnons les fonds», dit l’oncle Fleurine.
Il avait un bon cheval de talent. Il dit: «Si vous voulez vous sauver, faites comme je vous dis». Alors il prend le cheval par un cordeau en avant. Il fait placer son fils Joseph, qui marchait pris à la queue du cheval et les autres, deux garçons et la fille, pris à l’arrière l’un de l’autre par leur butin.
«Lâchez pas parce que vous allez y rester.» Il prit les devants par le sentier dans la fumée et le feu, criant de temps en temps: «Y êtes-vous tous? – Oui! – C’est bon». Ceci mit fin au terrible voyage de 10 ou 12 arpents dans le feu.
Le cheval était grillé d’un côté et nous aussi. Nous étions dans les fonds d’aulnes chez Dominique Tremblay aujourd’hui. Le cheval s’appelait Blond.
Etienne Coulombe, n’ayant pas voulu fuir, a failli périr. Il se tenait dans l’eau, agrippé à des branches qui lui brûlaient dans les mains. Il ne savait pas nager. Il fut à deux doigts d’y rester.
Notre grain avait brûlé. On trouvait des animaux morts partout. C’était bien triste de voir toutes les familles réfugiées sur ces battures, sans manger, sans bien d’aucune sorte.
Après il fallut commencer la soupe à la poulette grasse. En attendant les hommes descendus à Chicoutimi à pied, 10 à 12 jours sans chemin, les petits enfants allaient manger de la sève d’arbre!» (5)
 

Tableau du Grand feu de 1870, paru dans le Canadian Illustrated News, 1870
Source: Canadian Illustrated News, 25 juin 1870

Alma

Alma fut le seul secteur colonisé de la région qui évita le pire, le feu déviant de sa route pour continuer son oeuvre au Saguenay.

Une liste interminable d’anecdotes et de gestes héroïques

La lutte pour ne pas périr et sauver sa famille a été rude. Parfois héroïque. Si l’image des moutons en flammes, hurlants en courant dans toutes les directions, peut arracher un sourire, aujourd’hui, le 19 mai 1870, rien n’était drôle.
Partout, des épisodes de survie. On ne compte plus le nombre de familles qui, pendant que leurs maisons s’envolaient en fumée, étaient dans les rivières, lacs, marécages, accrochées aux branches, ou sur des radeaux de fortune, s’arrosant les uns les autres pour ne pas périr.
Plusieurs passèrent la nuit, cachés dans les caveaux à patates, en prière. En ces temps de piété extrême, beaucoup clouaient un crucifix à leur maison, ou plantaient une croix vite faite, espérant que Dieu les épargnerait. On priait, à haute voix avec, serré contre soi, le premier objet sacré trouvé.
 

Source: Pixabay

Tout cela se déroulait au travers des hurlements d’enfants, des animaux en flammes, des gens qui couraient partout, en panique.
Une femme, ayant accouchée la veille, est transportée sur les épaules de son mari, avec le bébé, jusqu’à un marécage où elle y passera plusieurs heures.
Une autre, infirme, se traîna sur une grande distance et monta sur un rocher, où elle passa la nuit avec un enfant.
Nous pourrions continuer ainsi pendant longtemps, puisque chaque famille de la région a eu son aventure.

Du côté de l’Église

Chaque village rapporte ses anecdotes, en lien avec le drame. À chacun d’y voir, selon ses croyances, de simples hasards, ou la main de Dieu. Voici quelques exemples.
À Roberval, on attribua la sauvegarde de l’église, à l’abbé Prime Girard, qui pria, derrière le presbytère, vêtu de ses habits sacerdotaux. Rappelons qu’à son décès, cet abbé fut enterré sous l’église de Roberval.
Le curé Constantin, accompagné de 25 de ses paroissiens, pour ne pas étouffer dans la fumée, se réfugia près d’une maison dans laquelle il avait déposé le Saint-Sacrement. Sans cet abri tous auraient péri.(1)
À Chicoutimi, le curé Delage a réuni ses paroissiens pour se rendre à l’endroit où se trouve actuellement la croix de Ste-Anne. Le feu s’est arrêté devant le Saint-Sacrement.(5)

Les lendemains

Rares sont les mots qui pourraient décrire correctement les lendemains du Grand feu. Des enfants mangeaient la sève des arbres, des femmes confectionnaient des vêtements avec des restes de couvertures et se rendaient à la messe avec la famille, ainsi accoutrés.
Plusieurs erraient sur leur terrain, à la recherche de biens à sauver. On mangeait les animaux morts calcinés. On se présentait avec une moitié de barbe, ou sans chignon.
Le nombre d’habitations restantes était de loin insuffisant pour loger tout le monde. Partout, on se construisait des abris de fortunes avec de l’écorce brûlée. Mais même ce matériau était rare.
Beaucoup se résignèrent à simplement se creuser un trou dans la terre calcinée, pour coucher femmes et enfants.
 

Source: Pixabay

Ces quelques exemples, frappants, ne mesurent sans doute pas exactement l’état de la situation, dans les jours suivant ce 19 mai 1870.
Il serait possible de citer plusieurs extraits de journaux d’un peu partout. Je ne vais ici, n’en citer qu’un, le journal LE CANADIEN, qui relate un témoignage de Chicoutimi:
«MM. Louis Guay et Lévesque, qui viennent d’arriver du Saguenay, nous rapportent qu’à leur arrivée à Chicoutimi, ils ont vu une foule de gens sur le quai, qui venaient demander du secours. Un bon nombre avaient le visage et les mains horriblement brûlées. De fait ils étaient presque rôtis».

Reconstruire

Il y a quelques années, on demanda à un alpiniste, pourquoi il s’évertuait à risquer sa vie à escalader les montagnes les plus dangereuses du monde. Il répondit simplement, «Parce qu’elles sont là».
Cette réflexion pourrait servir, face au devoir de survie de nos ancêtres: Ils ont reconstruit, parce qu’il le fallait bien…
Même si les appels à l’aide portèrent fruits et que le Canada entier, gouvernements inclus, fut généreux, la réalité était là: tout, ou presque, était à refaire, à partir de moins que zéro.
 

Après le passage du Grand feu, que la désolation, partout.
Source: Pixabay

Une page importante de notre histoire régionale

Le Grand feu de mai 1870, survenu au tout début de l’existence même de notre région, reste encore un événement incontournable et le sera pour toujours.
Bien qu’il aurait été possible de faire plusieurs chroniques sur ce seul sujet, ce petit tour d’horizon permettra à chacun, je l’espère, de comprendre un peu mieux ce drame et de contribuer à le faire connaitre auprès de la jeune génération, qui elle, portera la responsabilité, dans notre futur, de continuer à honorer nos bâtisseurs.
Christian Tremblay, chroniqueur historique et administrateur de la page Facebook Lac-St-Jean histoire et découvertes historiques
https://www.facebook.com/histoirelacstjean/
Note 1: L’heure du début et la durée exacte du Grand feu varient, selon les sources.
Quelques-unes des sources
– (1) Site Internet Desbiens123
– (2) Extrait du livre Au pied de la Côte du Cran, 1983, édité par la municipalité
– (3) Histoire de Roberval, 1955, Rossel Vien
– (4) Juillet-Août 1959 Saguenayensia
– (5) Livre il était une fois… Recueil de textes historiques. Frédérique Fradet, Société historique Maria-Chapdelaine.
– Érudit
– Culture et communications Québec
– Wikipédia
– Nouvellesduquartier

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