H. J. Beemer et Eva Bouchard: Les premiers pas de notre industrie touristique!

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Par Christian Tremblay
H. J. Beemer et Eva Bouchard: Les premiers pas de notre industrie touristique!
Horace Jansen Beemer (1845-1912). Considéré comme l'un des bâtisseurs de la région, il possède son buste de bronze à Roberval. Il décède à Londres, d'épuisement, à la suite de l'écroulement de son empire. Source: Dictionnaire biographique canadien.

L’histoire du tourisme, dans notre région, remonte à aussi loin que la fin des années 1880. À ce moment, la colonisation du Lac Saint-Jean n’a même pas quarante ans!
En ce début juin 2018, un peu partout, les centres touristiques sont en pleine période d’embauche. Pour certains, les activités viennent de débuter.
La courte saison touristique est à nos portes! Lieux historiques, festivals, Traversée du lac, Jardin zoologique, musées, camping et autres, travaillent fort pour vendre notre région.

Les premiers balbutiements de notre histoire touristique

Évidemment, le tourisme des années 1880-1910 n’a rien à voir avec aujourd’hui. Les colons, occupés à s’établir et avoir assez à manger, avait la tête bien ailleurs que les visites touristiques.
Puis, nous pourrions nous demander, qu’est-ce que la région avait bien à offrir? Nous étions loin, peu nombreux et sans histoire réelle à mettre en valeur.
C’est justement ces caractéristiques qu’un homme, Horace Jansen Beemer, su exploiter à fond. Peut-être même trop…

La pêche, fer de lance d’un empire

Beemer, le grand constructeur et argentier, qui amena le train dans la région, au milieu des années 1880, ne faisait pas tout cela uniquement pour le bien de la population.
Nous pourrions débattre longtemps sur ses motivations profondes, mais, outre son talent pour les affaires, il vit assez rapidement, tout le potentiel touristique de notre coin du monde.
Misant sur notre éloignement et l’aspect sauvage des lieux, Beemer fut, pendant vingt ans, à la tête d’un véritable empire touristique.
En 1888, il fait construire l’Hôtel Beemer, sur les rives du lac Saint-Jean, à Roberval. La ressource à exploiter? Vendre le sport de la pêche aux riches américains.

Départ pour la pêche, à l’époque où le lac Saint-Jean regorgeait de ouananiches. Le tout, évidemment, sous la supervision d’un homme d’église…
Source: Société historique du Saguenay, SHS-P002,S7,Alb.12-03-013-02.

Nous ne parlons pas ici de tourisme local, car pour les colons de la région, la pêche n’avait, en soit, rien de bien particulier, puisqu’elle faisait déjà partie de leur quotidien.

L’Hôtel Beemer (ou Hôtel Roberval)

Construit en deux phases, cet hôtel n’avait certes rien à envier aux plus beaux établissements de ce genre en Amérique.
Après l’agrandissement de 1891, il comptait plus de 257 chambres et faisait 180 pieds de façade sur 100 pieds de profondeur.
Majestueux, il surplombait le lac offrant une vue magnifique.

Carte postale de l’hôtel Beemer. Il était en compétition, côté luxe, avec le Château Frontenac de Québec.
Source: Société historique du Saguenay, SHS-P002,S7,P00327-04.

Côté services, Beemer fit tout pour que ses invités soient à leur aise. Électricité, service de télégraphie, salle de billard, salle de danse, allées de quilles, bureau de poste, tennis, croquet, bains, cochers, guides pour pêche, croisières.
Question de permettre aux touristes de voir des animaux sauvages, Beemer installa une série de cages avec des ours noirs.
La proximité de Pointe-Bleue permettait aussi aux visiteurs de côtoyer des sauvages, comme on le disait à l’époque.
Le coût pour une nuit était de… 2.50 $!
L’un des charretiers de l’Hôtel Beemer, en 1905, devant l’Hôtel commercial. À une époque, il en fallait plus de soixante pour suffire à la demande des touristes qui voulaient faire des balades!
Source: Société historique du Saguenay, SHS-PS,S7,P05660-01

L’Island House

Moins connu et plus modeste, Beemer avait également fait ériger, en 1890, l’Island House, près d’Alma, à la Grande Décharge.
Lieu de pêche par excellence, plusieurs hommes laissaient leurs ladies à l’Hôtel Beemer, pour pratiquer ce sport entre hommes et avec cigares!

L’Island House, à la Grande Décharge, près d’Alma, vers 1906. Cet hôtel était situé sur l’ile Beemer. Petit frère du grand hôtel de Roberval, on y faisait des pêches miraculeuses».
Source: Société historique du Saguenay, SHS-P2,S7,P00974-02.

L’Island House pouvait compter sur 36 chambres.

Deux morts

C’est à cet endroit que la jeune industrie touristique connut son premier drame…
En 1898, deux journalistes, Lewis Sass et Carl Smith, du Record of Chicago, s’y noyèrent en s’amusant à faire renverser leur canot dans les rapides. Avides de sensations fortes, ils auront été victimes de leur ignorance du danger réel de la rivière et de leur témérité.

Les campagnes publicitaires

L’empire touristique Beemer participa grandement, à l’époque, à faire connaitre la région du Lac Saint-Jean. En effet, nous retrouvons, dans plusieurs journaux des États-Unis, les publicités vantant notre région pour l’abondance de l’Ouananiche et le luxe de ces deux hôtels.
Ces campagnes eurent un vif succès, puisque nous ne comptons plus le nombre de notables et d’Américains de la haute société, qui ont séjourné dans la région, sans oublier les princes et aristocrates européens.
Quelques exemples de pays ou villes représentés par ces visites: Cuba, Mexique, Honolulu, Bermudes, Nouvelle-Zélande, Jamaïque, Norvège, Venise, Shangaï, Hong-Kong, Le Caire en Égypte, et évidemment, tout le gratin canadien et québécois! (1)

Bateau Le Mistassini. Vue de l’Island House. Propriété de Beemer, ce magnifique bateau à vapeur faisait la navette, tous les jours, entre Roberval et la Grande Décharge, au grand plaisir des pêcheurs.
Source: Société historique du Saguenay, SHS-P002,S7,Alb.08-01-042-01.

La palme de la déclaration émerveillée revient sans doute à ce touriste qui déclara: «Que de gens il y a, au Canada, qui voudrait bien voir Roberval et qui ne le verront jamais!».
Et de poursuivre sur sa lancée «… ce n’est pas comme à Naples, qui donne l’envie de mourir après l’avoir vue. Au contraire, la vue de Roberval fait désirer de vivre…» (2)

Le déclin et la fin de l’empire

À coup d’environ mille pêcheurs par été, qui remplissaient leurs canots de Ouananiches, le lac Saint-Jean ne pouvait supporter une telle pression bien longtemps.
Pendant une bonne période, Beemer tenta de compenser la baisse du nombre de prises, par la construction d’une pisciculture, mais le mal était déjà fait…

L’incendie de 1908

Si l’incendie du bateau Le Mistassini, en 1899, était annonciateur, le coup de grâce viendra à l’été 1908, et Beemer ne s’en relèvera jamais.
L’hôtel de Roberval est détruit par le feu en quelques heures seulement. Pas de victimes, mais une fin certaine de l’empire, puisqu’à ce moment, Horace Jansen Beemer n’a plus les ressources nécessaires pour reconstruire.
Fait intéressant, après l’incendie, Dom Pacôme, Prieur de Mistassini, acheta tout le vieux fer qui était resté dans les décombres. Ce fer fut intégré dans les fondations du monastère, alors en construction.
Tant qu’à l’Island House, il resta abandonné et se dégrada avec le temps, forçant sa destruction en 1943.

Reste-t-il des objets de cet hôtel?

Selon l’auteur Rossel Vien, il semble bien que oui. Si, officiellement, l’Hôtel Beemer est une perte complète, il mentionne ceci dans son livre Histoire de Roberval: «…il emportât tout l’édifice… », puis, «On ne réussit qu’à sauver quelques riches pièces d’ameublement.»
En décembre dernier, j’ai retrouvé deux personnes qui affirment posséder de ces meubles. Je vous présente l’une d’elle, Monique Gravel, de Saguenay.
Selon cette dernière, ces meubles ont été achetés d’un notaire de Roberval, il y a plus de cinquante ans, par l’une de ses tantes qui demeurait à Alma. Le père de Mme Gravel les a rachetés et 2008 et celle-ci en a hérité en 2009.

Dans la chambre d’amis de Mme Gravel, un document relate l’histoire de l’Hôtel Beemer.
Source: courtoisie Monique Gravel.

Les meubles sont dans la chambre d’amis de Mme Gravel. Afin de raconter leur provenance, elle a monté un document sur l’hôtel pour les invités.
Bien qu’il soit difficile de le prouver, hors de tout doute, ces magnifiques meubles feraient partie de ceux sauvés de l’incendie de 1908.
Source: courtoisie Monique Gravel.

Ainsi se termina la première période de notre industrie touristique. Axée uniquement sur la pêche, elle contribua néanmoins à faire connaître la région partout dans le monde.
Il ne fallût pas longtemps pour que la seconde période ne débute. Cette fois, dans le domaine culturel, alors qu’en 1912, un certain Louis Hémon visita la région…

Eva Bouchard, alias Maria-Chapdelaine, première ambassadrice culturelle de la région

Après la première parution du roman de Louis Hémon en 1913, Eva Bouchard, celle qui a inspiré l’auteur pour en faire son personnage principal, semble ne pas avoir apprécié toute cette attention portée sur elle.

Mme Eva Bouchard, inspiratrice de l’héroïne du roman Maria Chapdelaine, de Louis Hémon. Raconter son histoire à son petit musée faisait partie de ses occupations, tout comme vendre des barres de chocolat Oh Henry. Tourisme oblige…
Source: Société historique Maria Chapdelaine, fond Roland Marcoux, P15.

En effet, les différences en Mme Bouchard et Maria Chapdelaine sont nombreuses. Devant faire face à une vague de journalistes et de curieux, qui envahirent la région pour rencontrer la vraie Maria Chapdelaine, Éva Bouchard va, dans un premier temps, s’exiler dans une école d’un village éloigné pour enseigner, puis, passer quelques années au couvent des Ursulines de Roberval.
Ce n’est que bien longtemps après, qu’elle finit par accepter son rôle d’ambassadrice de la région.

Le retour à Péribonka

Elle hérite finalement de la petite maison où avait séjourné Hémon.
Ceci coïncide avec la sortie du premier film, d’une série de trois, relatant l’histoire du roman mythique, en 1934. Film mettant en vedette Jean Gabin et Madelaine Renaud.

Affiche du premier film Maria Chapdelaine, tourné en partie à Péribonka. Ce film participa également à faire connaître la région et permit d’attirer des Européens.
Source: Cinemafrancais.fr

Eva Bouchard transforme alors la maison en musée et accueille elle-même les visiteurs.
Expliquant gentiment et patiemment l’histoire autour du roman et les différences entre les personnages de l’oeuvre et ceux de la réalité, elle devient ainsi, sans trop s’en rendre compte, la première attraction touristique à saveur culturelle du Lac Saint-Jean.
Déjà, avant même la création du musée officiel, en 1938, Eva Bouchard allait à Québec et Montréal donner des conférences!

Une perception mitigée

Si, à l’époque, les Français s’étaient pris d’affection pour la région et le roman, la perception des Jeannois eux-mêmes n’était pas aussi limpide.
Tout en saluant cette visibilité internationale, plusieurs redoutaient les effets pervers de l’histoire du roman.
La raison étant que cette célébrité de l’oeuvre se produisait plusieurs décennies après son écriture et que, de ce fait, la vie des années 1930 n’avait plus rien en commun avec celle des colons de 1910.
La crainte de donner l’image d’une société arriérée et encore à l’étape de la colonisation sauvage était bien réelle.

Mme Eva Bouchard. On y voit, à gauche, le monument érigé en 1919 à la mémoire de l’auteur du roman.
Source: Société historique Maria Chapdelaine.

De voir débarquer ainsi des dizaines de Français, qui désiraient voir des colons dessoucher et manger du pain noir, alors qu’en fait les automobiles circulaient dans les villages, ne plaisait pas à tous…

Du point de vue touristique

Malgré les nuances nécessaires à y apporter, Eva Bouchard, Louis Hémon et son oeuvre, le musée précoce et la volonté des Jeannois de faire connaître la région, participèrent grandement à l’industrie du tourisme du Lac Saint-Jean.
Il faut le dire, nous étions à une époque, où il fallait encore s’y rendre par train, ou chemin de terre!

L’envol de l’industrie touristique

Ce n’est qu’à partir du moment où une vraie route a été construite, dans les années 1950, que l’industrie touristique a pu exploiter, durablement et convenablement, le potentiel de la région.
Les précurseurs étant évidemment le Village fantôme de Val-Jalbert et le Jardin zoologique de Saint-Félicien, qui ouvrit dès 1960.

Rue St-Georges de Val-Jalbert, hiver 1946. Ce village devint, bien malgré lui, un lieu touristique dès sa fermeture. Il est aujourd’hui l’un de nos fleurons de l’industrie.
Source : Wikipedia

Christian Tremblay, chroniqueur historique et administrateur de la page Facebook Lac Saint-Jean histoire et découvertes historiques
 https://www.facebook.com/histoirelacstjean/
Note 1: Liste des lieux tirée du livre Histoire de Roberval, Rossel Vien, 1955
Note 2: Citation tirée du livre Histoire de Roberval, Rossel Vien, 1955
Note: des droits d’auteur s’appliquent aux photographies et images de la chronique. Il est par conséquent interdit de les sauvegarder pour diffusion sans l’autorisation de la source mentionnée au bas de chacune.

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