Les inondations de 1926-1928 (2e partie) : La tragédie

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Par Christian Tremblay
Les inondations de 1926-1928 (2e partie) : La tragédie
Saint-Prime, à la fin des années 1880. À l'époque où l'agriculture était, et de loin, le principal moteur économique du Lac-St-Jean. Photo: Livernois, Jules-Ernest.

Pour bien comprendre ce qu’a été la Tragédie du Lac-St-Jean, il est utile de refaire le fil des événements, étape par étape.
Ce drame s’étale sur une longue période et est rempli de rebondissements. Il est, de ce fait, facile de se perdre dans les détails.

Les premières intentions

Si le coeur de la tragédie se joue au milieu des années 1920, il faut remonter à aussi loin que 1900 pour qu’un homme, Benjamin Alexander Scott, signifie son intention d’exploiter la force hydroélectrique du lac Saint-Jean.
En 1900, Scott achète les droits d’exploitation et en 1901, il fonde la compagnie Oyamel, avec Louis Haggins.
Déjà, les cultivateurs de la région s’organisent et réussissent, en 1903, à faire bloquer le projet d’exploitation.
La situation reste stable pendant une dizaine d’années.

James Buchanan Duke entre dans la danse

En 1912, Duke, propriétaire de deux barrages aux États-Unis, s’associe à Scott qui, lui, possède encore les droits d’exploitation du lac.
Toutefois, Scott devient vite la cinquième roue du carrosse, car Duke s’associe à William Price et tous deux fondent la Quebec Development Corporation.
Cette fois, le projet est ambitieux et les promoteurs ont les poches profondes. Le désir de la compagnie est de construire plusieurs barrages, monter le niveau du lac à 17,5 pieds, et par voie de conséquences, exproprier des fermiers.

Saint-Prime, à la fin des années 1880. Pendant plusieurs décennies, les agriculteurs ont travaillé à rendre leur terre prospère. Cet héritage était menacé par le haussement du niveau du lac.
Photo: Livernois, Jules-Ernest.

C’est deux ans plus tard, en 1914, que le gouvernement autorise les travaux tels que demandés par Duke et Price. Toutefois, la Quebec Development Corporation a obligation de dédommager les cultivateurs s’il y a des inondations.
Les fermiers protestent encore avec, cette fois, Onésime Tremblay, de Saint-Jérôme, à leur tête. Comme au début du siècle, les cultivateurs parviennent à faire reculer la Compagnie, qui met le projet sur la glace en 1915.
À la même époque, Scott retire ses billes du projet.

La troisième tentative est la bonne

Il faudra attendre un autre cinq ans avant que le projet ne se retrouve sur ses rails. La guerre terminée et Scott parti, la Quebec Development Corporation devient, en 1920, la Duke Price, du nom des deux dirigeants.
En 1922, l’entreprise reçoit l’autorisation, du nouveau gouvernement de la province, pour la construction du barrage et la permission d’élever le lac à 17,5 pieds.
Cette entente est toutefois plus avantageuse pour la Compagnie, que celle de 1914. L’entente de 1922 s’est vue amputée d’une clause, en apparence anodine, mais qui fera une grande différence, quelques années plus tard.
En effet, si en 1914 il était prévu que le niveau du lac ne devait atteindre 17,5 pieds, que deux ans après la construction des barrages, ce n’était plus le cas en 1922.

Lors de la construction de la centrale en 1924.
Source: wikipédia

Selon l’historien, Mgr Victor Tremblay, les cultivateurs ignoraient ce fait et n’ont pu agir en conséquence par la suite.
La construction des barrages débute après la conclusion de cette entente.

Le décès des deux investisseurs et la prise de contrôle de l’Alcan

Deux événements fortuits viennent modifier, à jamais, le destin de l’exploitation du lac, à savoir le décès de William Price, dans un accident, lors d’une visite d’un chantier en 1924, et celui de James Buchanan Duke, mort subitement, en 1925.
Ces deux décès provoqueront la prise de contrôle de la Duke Price par l’Alcan, déjà présente au Saguenay à ce moment. De simple client potentiel de la Duke Price, Alcan devenait propriétaire de son propre besoin électrique.
Cette subtilité, entre être un client, qui achète ses besoins et être propriétaire de ce besoin, est importante pour la suite des choses.

Le 1er octobre 1926, à l’Isle Maligne. Quelques mois à peine après la première inondation. Duke Price doit maintenant gérer une crise.
Source: Société historique du Saguenay, SHS-P002,S7,P13620-01

En effet, à partir de cette prise de contrôle, la quantité d’électricité produite (donc le niveau du lac) était dictée, non pas par le seuil de rentabilité des barrages à vendre son électricité, mais bien par la capacité de l’usine Alcan, à produire et vendre son aluminium.
Ce déplacement de la source de profits devait maintenant suivre les aléas du marché mondial de l’aluminium. Les barrages n’étant plus qu’un outil de production dans la chaîne, au lieu d’une entité propre.
Nous ne saurons jamais si Duke et Price auraient été plus sensibles au sort des agriculteurs du Lac-St-Jean, mais avec leurs décès, cette possibilité s’est évanouie pour de bon.

L’inondation de 1926

Le 24 juin 1926, sans avertir personne et sans avoir procédé aux expropriations, les pelles se ferment et la centrale se met en marche.
Il ne faut que quelques jours pour que le lac se retrouve au même niveau, que celui des grandes crues du printemps.

Saint-Méthode, en 1928. Ce village sera le plus durement touché. Plusieurs agriculteurs quitteront.
Source: BAnQ, collection Paul-Émile Giguère

Les cultivateurs de la région, qui croient encore que le niveau du lac ne peut monter que dans deux ans, selon la clause de la première entente, constatent, horrifiés, que leur terre est sous l’eau!
Les dommages sont immenses à Saint-Méthode, Jeanne-d’Arc, Roberval, Saint-Jérôme, Saint-Prime, Saint-Gédéon et Chambord.
À Roberval, le centre de la municipalité est une succession de rivières dans les rues. Les égouts débordent.
À Roberval, le couvent des Ursulines. Pendant ce temps, à l’hôpital, on a cru devoir évacuer les malades, d’urgence.
Source: BAnQ, Collection fond L’action catholique

Le comité de défense des agriculteurs reprend du service et rencontre le gouvernement.
Ce comité propose des alternatives, comme la construction d’un barrage à Péribonka et exige que la situation revienne comme avant. Cette fois, personne ne les entend.
Pas moins de 8 000 acres de terre sous les eaux, 800 cultivateurs avec des dommages.
Tout au plus, Duke Price, maintenant propriété à 100 % de l’Alcan, promet réparation. La Compagnie s’exécute à Roberval, en refaisant les structures détruites et construisant un mur de protection.
Le comité de défense des agriculteurs chez Onésime Tremblay, août 1926.
Source: Société historique du Saguenay, SHS-P002,S7,P02497-04

À l’automne et l’hiver 1927, le comité de défense multiplie les rencontres avec le gouvernement. Ce dernier finit par prendre clairement position.
Aidée par les journaux Le Soleil et La Patrie, une campagne de dénigrement des cultivateurs se met en branle.
En mars 1927, le gouvernement adopte une loi retirant, pour toujours, les droits des propriétaires sur les terres inondées. Un plan de compensation est prévu, mais géré par la Compagnie…
Vaincu sur son combat de fond, le comité de défense se concentre maintenant à obtenir des réparations justes de la part de la Duke Price.
Saint-Méthode, le centre du village est isolé.
Source: BAnQ, collection Paul-Émile Giguère

Très vite, le comité se heurte à un défi de taille avec la Duke Price: impossible de s’entendre sur la définition des mots, avant même de parler de compensation!
Pour les cultivateurs, une terre qui a maintenant en permanence, de l’eau à quelques centimètres sous le sol, est inexploitable, donc éligible à dédommagement. Duke Price elle, ne veut entendre parler que de terres inondées.
Entre l’offre et la demande, il y avait un monde de différence…
La longue saga judiciaire débute à ce moment.

L’inondation de 1928

Si, au printemps 1927, la tragédie se passe surtout dans des bureaux, à faire des représentations, il en est tout autrement pour 1928.
Cela devait bien arriver un jour ou l’autre et ce n’est que deux ans après la mise en fonction des barrages, que les étoiles s’alignèrent parfaitement. Hiver 1927-1928, avec de grosses quantités de neige et un printemps doux et pluvieux.

Des gens font la drave au centre de Roberval, en mai 1928.
Source: Wikipédia

Dès la troisième semaine de mai, des torrents d’eau déferlent des rivières vers le lac Saint-Jean, particulièrement la rivière Péribonka, principale rivière alimentant le lac.
Entre le 21 et le 30 mai, l’eau monte sans cesse. Le 30 mai, le niveau du lac sera à son plus haut, soit 23,5 pieds.
Encore une fois, des milliers d’acres de terre inondées. À tel niveau que plusieurs terres, qui avaient échappé à l’inondation de 1926, font maintenant partie du drame.
Dans l’intervalle, Duke Price accepte de lever ses pelles, mais pas complètement. Elle doit aussi penser à Alma, qui craint des dommages importants, en cas de débordement.
À Roberval. Sur les berges, des tonnes de billes de bois envahissent le rivage. Cette situation problématique a forcé Duke Price à ne pas ouvrir toutes les pelles pour ne pas causer de dommage à Alma.
Source: BAnQ, Collection Paul-Émile Giguère

Ce n’est que dans les premiers jours de juin que la pluie cesse enfin. Le lac peut alors évacuer plus d’eau qu’il en entre. Mais les dommages sont immenses, encore une fois.

Les dédommagements

Tout est à recommencer. La saga judiciaire se poursuit, mais en y ajoutant les dommages de 1928.
De manière générale, au niveau financier, les agriculteurs furent les grands perdants de ces réclamations et procès des uns et des autres. Certaines sources avancent, qu’au total, les montants versés furent environ au quart des dommages.
Mais peu importe le pourcentage exact reçu, il est bien en deçà des dégâts à long terme. Dédommager un bien, qui produit à chaque année, à sa simple valeur marchande au moment du dommage, est un principe plus que discutable.

Une ferme est un milieu de gestion particulier

À l’époque, tout comme aujourd’hui, une ferme est un écosystème en soi. Lui retirer, par exemple, 20 % de sa superficie arable, ne veut pas dire une perte de seulement 20% de sa rentabilité.

Une ferme du Lac-Saint-Jean, en 1906. Chaque élément de la ferme a un rôle important, formant un écosystème à elle seule. La défaillance de l’un des éléments a une grande répercussion sur tout le reste.
Source: Wikipédia

Pour paraphraser l’exemple, tellement parlant, de Mgr. Victor Tremblay, auteur du livre La Tragédie du Lac-St-Jean, dédommager un agriculteur seulement sur la superficie perdue est aussi stupide que si, par exemple, on ne vous donnait que quelques dollars, à la suite de la perte de vos deux yeux, sous prétexte qu’ils ne représentent qu’une infime partie de votre poids.
Mgr Victor Tremblay, fils d’Onésime Tremblay, historien et auteur.
Source: Wikipédia

Entrer dans la modernité

Si la Tragédie du Lac-St-Jean provoqua la perte de milliers d’acres de terre et força le départ de plusieurs agriculteurs de la région, l’industrialisation permit, à cette même région, d’ouvrir de nouveaux horizons à notre fragile économie.

À Roberval, un cheval tire une voiture. Ceci représente bien la dualité entre l’agriculture, représentée par le cheval et la modernité représentée par la voiture. Ce n’est pas toujours la modernité qui est la plus utile, selon les situations…
Source: Wikipédia

En ce sens, il est difficile, voire impossible, de ne pas reconnaître les bienfaits de l’industrie de l’époque, du point de vue de la modernité.

Tout a été dans la manière

Comme je l’exposais, la semaine dernière, dans la première partie consacrée à cette tragédie, ce n’est pas tant le résultat global qui est frustrant, que la manière dont les choses ont été faites.
Les cultivateurs de l’époque n’étaient pas idiots. Ils reconnaissaient les avantages de cette industrie pour la région.
Tout aurait été plus facile et sans doute moins dramatique, si on avait pris la peine de les écouter, voir les besoins de chacun et de s’entendre sur les grands principes, dans le respect de tous.
En lieu et place, il y a eu des ententes secrètes, un manque de transparence, d’écoute et de respect.
Cette première collision frontale, entre deux modes de vie, aux objectifs différents, a fait mal à la région.

Ce débat a été, est et sera toujours émotif

En terminant cette seconde chronique historique, sur la Tragédie du Lac-Saint-Jean, je ne peux que citer Onésime Tremblay qui, en 1943, quatre ans avant son décès à l’âge vénérable de 91 ans, revenait sur les événements.
Comme vous pourrez le voir, il n’avait en rien perdu ses convictions. Onésime Tremblay dénonce, comme il l’a toujours fait, la manière dont les choses ont été faites et non le principe de la modernité.

Onésime Tremblay, président du comité de défense des cultivateurs lésés. M. Tremblay a fait l’objet d’un film de l’ONF, qui raconte son histoire.
Source: Société historique du Saguenay, SHS-P002,S7,alb.20-1,P001-0426

Paru dans L’Action Catholique, le 29 septembre 1943:
« Il n’est pas vrai que la Tragédie du Lac-Saint-Jean consiste en un conflit entre des partisans et des adversaires de l’industrie; des farceurs, des intéressés et des imbéciles l’ont dit et écrit, mais l’Histoire n’a pas le droit de le répéter.
Cette tragédie est dans le fait que sans nécessité et de façon la plus illégale possible, on a inondé les propriétés des riverains du lac Saint-Jean et dans le fait douloureusement triste que les victimes de l’agression ont vu les chefs politiques de la province et grand nombre de leurs concitoyens pactiser contre eux avec les bandits de la finance qui les dépossédaient. »
Christian Tremblay, chroniqueur historique et administrateur de la page Facebook Lac-St-Jean histoire et découvertes historiques
https://www.facebook.com/histoirelacstjean/
Note: des droits d’auteur s’appliquent aux photographies et images de la chronique. Il est par conséquent interdit de les sauvegarder pour diffusion sans l’autorisation de la source mentionnée au bas de chacune.

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