La colonie abandonnée

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Par Christian Tremblay
La colonie abandonnée
Tout comme le Lac-Saint-Jean en 1870, le quartier Saint-Sauveur de Québec connaîtra un terrible incendie en 1866. Celui-ci rasa tout. Pourtant, quelques décennies plus tard, il se retrouve de nouveau surpeuplé. C'est de cette communauté qu'est arrivé le groupe de nouveaux colons qui allaient fonder une colonie ici. Source: Wikipédia

Comme nous l’avons déjà vue, la fin des années 1800 marque un grand brassage de notre population. Des centaines de familles, appauvries et ruinées par les dettes, s’exilent aux États-Unis et dans l’Ouest canadien. Pendant ce temps, une quantité encore plus grande de nouveaux arrivants débarquent pour coloniser ce qui peut l’être.

Si la plupart de ces tentatives ont été couronnées de succès, ce n’est pas le cas pour certaines. Pour toutes sortes de raisons (mauvais choix de lieux, manque de ressources, etc.), ces débuts de colonies n’ont jamais évolués en vrai village.

Cette semaine, nous allons explorer l’une d’elles. Après un début prometteur, elle a fini par être abandonnée par ses habitants.

Où était-elle? Qui l’habitait et combien étaient-ils? Toutes les réponses ici, à propos de cette tentative qui, si elle avait réussi, serait aujourd’hui un village de plus dans notre région.

Les origines

C’est la Société Saint-Jean-Baptiste de Saint-Sauveur de Québec qui, en 1896, fonda une autre société, la Société de colonisation. Sa mission était de favoriser l’établissement de nouveaux colons dans des terres encore vierges, et prêtes à y fonder une colonie.

Nous pourrions trouver cela étrange qu’une ville fonde une société pour se départir de certains de ses habitants, mais il n’en est rien. Il suffit de se rappeler que le gouvernement encourage ce genre d’initiative pour contrer l’exode massif en cours vers les États-Unis. De plus, plusieurs villes manquent de place. Alors tant qu’à voir partir les forces vives à l’extérieur du pays, autant les encourager à coloniser ce qui peut l’être.

Après l’étape de la création de cette société de colonisation, vint le moment de désigner un lieu où les futurs colons de Saint-Sauveur, Québec, seraient encouragés à s’y établir.

À cette époque, un homme, le curé François-Xavier Belley de Saint-Prime, entretient des liens étroits avec la Société Saint-Jean-Baptiste de Saint-Sauveur de Québec. Cette Société donnait déjà une centaine de dollars par année aux colons du Lac-Saint-Jean. Quand vint le temps de choisir le lieu où la Société allait s’impliquer à long terme dans la création d’une nouvelle colonie, l’amitié du curé Belley pesa dans la balance.

 

Le curé F. X. Belley de Saint-Prime. Grand ami de la Société Saint-Jean-Baptise de Saint-Sauveur de Québec, il usera de son pouvoir de persuasion pour que le projet d’une nouvelle colonie au Lac-Saint-Jean se réalise.
Source: inconnue

L’on choisit alors le Lac-Saint-Jean, plus précisément, le Lac des Commissaires.

 

Plan d’arpentage du Lac des Commissaires en 1940. En 1896, ce lieu a été jugé idéal pour ériger un nouveau village. Effectivement, toutes les conditions semblaient réunies pour que ce soit un succès.
Source: BAnQ

Les premiers colons arrivent rapidement

C’est ainsi que très rapidement, une dizaine de jeunes colons arrivant par le train Québec–Lac-Saint-Jean descendent à la gare de Saint-Thomas-d’Aquin (Lac-Bouchette). Ils se rendent au lieu où s’élèvera le nouveau village, selon les désirs de la Société de colonisation de Québec.

 

Titre du journal La Vérité. Le propriétaire possédant un lot au Lac des Commissaires, son journal fit régulièrement la promotion du secteur.

La Société Saint-Jean-Baptiste ne ménage pas ses efforts pour favoriser la colonisation du lac en achetant elle-même les cinquante premiers lots. Situé en plein bois et à une distance de douze kilomètres de la gare de Saint-Thomas, le nouveau territoire à conquérir a tout ce qu’il faut pour devenir une paroisse prospère. Les lots sont sur un terrain plat, il n’y a pas de grosses roches à déplacer, et le lac foisonne de poissons.

Tous, médias inclus, s’accordent pour dire que le Lac des Commissaires deviendra en quelques années un village digne de ce nom.

Dès le début, des difficultés

Entre 1896 et 1900, la vie tourne essentiellement autour de la construction des premières cabanes en bois ronds, du défrichage, et des premières tentatives de culture. Si, à priori, ces premières étapes vers l’érection d’un village se passent bien, les premiers colons réalisent qu’ils font face à une difficulté inattendue : les clubs de pêche.

Bien que l’âge d’or des clubs de pêche pour les riches Américains ou autres personnalités tire à sa fin, ils sont encore bien présents. Depuis déjà plusieurs années, les droits de pêche du Lac des Commissaires appartiennent à des intérêts privés, et justement, ils ne se privent pas. Faisant fi de la règlementation en vigueur, le club fait construire une digue pour empêcher les poissons de quitter le lac, assurant ainsi de bonnes pêches à ses clients. Mais voilà, cette digue fait monter le niveau du lac de plusieurs pieds, inondant toutes les terres basses autour. Plusieurs lopins se retrouvent impropres à la culture. Non par la qualité du sol, mais par ces inondations récurrentes.

Malgré tout, l’on croit en l’avenir et les efforts demeurent soutenus.

Une première messe pittoresque

En novembre 1897, on y célèbre la première messe. Évidemment, pas encore d’église. Le révérend Père Perron, un missionnaire oblat, traverse la forêt et y célèbre ce premier office dans l’une des petites cabanes de colon. Pour l’autel, l’on utilise le lit superposé de la cabane. La décoration? De la belle mousse verte ramassée sur le sol, donne à l’ensemble une allure dont nous regrettons de ne pas avoir de photographie. On aura beau imaginer la scène avec un petit sourire, reste que la démarche était sincère, et que comme on dit, ils ont fait avec ce qu’ils avaient.

D’ailleurs, le témoignage d’un colon après cette cérémonie est significatif. Il mentionne que l’office était tellement beau et intence qu’à un moment il avait eu le goût de pleurer.

 

Le quartier Saint-Sauveur de Québec en 1899. Depuis trois ans, plusieurs de ses habitants sont chez nous et ils défrichent.
Source: Wikipédia

Gonflés à bloc, les habitants fabriquent une croix en bois et se rendent avec le Père sur l’une des petites iles, juste en face de l’embryon de village. On y plante la croix en signe de possession du territoire. La scène sera décrite de manière pittoresque par un journal, qui ira jusqu’à comparer le religieux Perron à un Jacques Cartier plantant sa croix sur le Nouveau Monde!

En 1900, qui étaient-ils, ces gens?

Entre 1896 et 1900, ces arrivants étaient tous de Saint-Sauveur de Québec. Cette première vague de colonisation a donc suivi le même modèle qu’Hébertville en 1847, où, grâce à une Société semblable, ce village a été fondé par des gens de Kamouraska.

Les premières familles du Lac des Commissaires étaient les Rousseau, Cadoret, Marsan, Juneau, Bouchard et Cantin. Elles furent suivies rapidement par quelques autres.

Pendant ces premières années, il n’y avait pas ou peu de femmes. La toute première femme à avoir trouvé le courage de s’établir dans cette forêt est Georgiana Marsan, femme de Delphis Marsan. En 1900, elle avait 30 ans et le couple avait quatre filles, entre 4 et 7 ans.

Si nous allons un peu plus dans le détail, la colonie du Lac des Commissaires comptait, en 1900, un total de 23 hommes, 8 femmes et 21 enfants, pour un total de cinquante-deux habitants. Trente-huit avaient 30 ans et moins. Ce petit groupe possédait :

440 acres de terre défrichés
280 acres de terre en culture
12 chevaux et 23 bêtes à cornes

 

Le recensement de 1901 du Lac des Commissaires. Tous les hommes sont de Saint-Sauveur de Québec. Déjà, plusieurs enfants sont nés. Malgré le lent début, tout est encore permis. Le lieu est encore nommé comme étant un territoire non organisé.
Source: recensement de 1901.

Les choses s’organisent lentement

En 1902, nous sommes encore bien loin des trois-cents habitants nécessaires pour demander une érection en village. Malgré tout, le courage de cette petite communauté demeure, et elle continue de progresser lentement, mais surement.

La principale difficulté demeure le transport. Le chemin menant à la colonie reste difficile, et le train qui passe par Saint-Thomas-d’Aquin est de plus en plus erratique dans sa régularité. La gare n’a que le nom, puisqu’il ne s’agit que d’une galerie où les gens doivent parfois y dormir la nuit parce que le train ne se présente pas. Si vous avez le malheur d’être le seul à vouloir y embarquer, pas le choix de vous montrer visiblement : si le conducteur du train ne vous voit pas et qu’il n’a personne à faire descendre, il passera tout droit sans arrêter!

Malgré tout, on lutte fort au Lac des Commissaires. Déjà, certains transforment leur première cabane en garage ou petite grange, et se construisent une vraie maison. À l’été 1902, on annonce la construction prochaine d’une scierie à vapeur.

 

Joseph Cantin, membre de la Société Saint-Jean-Baptiste de Saint-Sauveur de Québec et colon au Lac des Commissaires.
Source: journal Le soleil

Aussi, en trois semaines, l’on construit une première petite chapelle digne de ce nom. Sobre dans son architecture, elle possède un clocher et un orgue. Pour le côté pratico-pratique, elle n’avait rien à envier à personne. La cloche était un cadeau d’un citoyen de Québec, M. Louis Bilodeau. Elle fut bénite par Monseigneur Bégin à l’église Saint-Sauveur le 19 octobre, et le 26, elle quittait pour son nouveau clocher. Le lieu servira également d’école temporaire.

Côté école, justement, elle n’est pas encore debout, mais le projet est bien concret.

Premier signe que certains sentent que quelque chose ne va pas avec ce projet de village, on commence à parler d’espoir, en avançant que l’arrivée de l’église va sans doute aider à la venue de nouveaux arrivants.

L’évolution périclite

Vouloir est une chose, pouvoir en est une autre. Malheureusement, certains projets peinent à voir le jour. La scierie est construite, mais la bouilloire qui doit l’alimenter en vapeur tarde à arriver. Comble de tout, la scierie passe au feu à l’été 1902. On a le projet de la reconstruire, mais…

En 1902, si certains chiffres pouvaient faire croire que la communauté était en pleine expansion, la réalité est plus sombre. Officiellement, on annonce l’établissement de vingt-cinq nouveaux colons dans les derniers mois, mais dans les faits, c’est beaucoup moins de cela. Le chiffre de vingt-cinq compte ceux qui ont acheté des lots, mais n’y font rien. Ces achats sont peut-être de la simple spéculation dans l’espoir de revendre avec un bon profit plus tard. Dans les faits, c’est seulement sept nouvelles personnes qui s’établissent au lac en 1902.

Le résultat est qu’à la fin 1902, alors qu’officiellement il devrait y avoir cent-cinquante personnes, ce chiffre est d’à peine quatre-vingt-dix.

Autre indication que ça ne va pas si bien, le gouvernement tarde à accorder les crédits nécessaires pour la construction d’un pont qui aurait traversé le lac afin de coloniser l’autre rive.

Sur un point plus positif, certains des jeunes célibataires arrivés de Québec en 1896 trouvent femme dans la région. C’est le cas de Charles Rousseau, qui épousera Sophie Lavoie de Lac-Bouchette, et d’Honoré Cantin, qui lui épousera Anaïs Gagné en 1900, toujours à Lac-Bouchette. Cantin avait la particularité d’être parti de Québec pour tenter sa chance aux États-Unis dans une usine de coton. Désabusé de sa vie là-bas, il revint au bercail, puis vint s’établir dans la région.

 

Le lac Bouchette. La paroisse de Saint-Thomas-d’Aquin maria plusieurs de ses jeunes filles avec leurs nouveaux voisins.
Source: Wikipédia

Également, un colon pense ouvrir un magasin général près de la scierie. On veut encore y croire.

Pendant ce temps, la fameuse bouilloire qui doit aller dans la scierie arrive… et demeure sur le quai de la gare pendant des semaines.

1905, une fin annoncée

La nouvelle scierie est en marche depuis quelque temps, et l’école est maintenant construite. Pour l’ameublement de l’école, il faudra attendre une année de plus. Selon l’inspecteur E. D. Savard, l’école est construite selon les plans du département de l’Instruction publique. Elle a un très joli aspect et est située sur le bord du lac, au centre de la colonie. Dans le même ordre d’idée, la communauté a maintenant son bureau de poste.

Toutefois, malgré ces efforts, l’exode de plusieurs familles est débuté, et personne ne vient les remplacer. Plusieurs s’établissent ailleurs dans la région. Honoré Cantin décéda à Hébertville-Station en 1909, Charles Rousseau à Sainte-Jeanne-d’Arc en 1950, Jean-Baptiste Juneau à Roberval en 1935, et ainsi de suite…

Depuis les cinq dernières années, les premiers arrivants vivaient de l’espoir de voir descendre des familles du train, mais personne ne descendait, jamais.

 

Jean-Baptiste Juneau, l’un des premiers colons du Lac des Commissaires, du lui aussi quitter sa terre. Il s’installa à Roberval.
Source: Société historique du Lac-Saint-Jean, photographie Serge champagne – GENAISE
Charles Rousseau, un autre colon venu de Québec qui tenta de s’établir au Lac des Commissaires. Il déménagea à Sainte-Jeanne-d’Arc où il y décéda en 1950.
Source: Société historique du Lac-Saint-Jean, photographie Serge champagne – GENAISE

1906

Nous n’avons pas de recensement de cette période, mais une indication qui ressemble fortement à un cri du cœur de la part de ceux qui restent. Dans le journal Le Progrès du Saguenay du 14 juin 1906, l’on voit apparaître une petite note pleine de sous-entendus.

Voici intégralement le court texte :

« Notre jeune colonie, toujours pleine d’espérance dans l’avenir, grandit lentement mais surement. Elle fait un appel chaleureux aux fils de cultivateurs de venir visiter ses belles terres. Échelonnés sur le bord si pittoresque du Lac des Commissaires, les lots de bonnes terres sont nombreux. Il y en a actuellement sept ou huit en partie défrichés et bâtis qui sont à vendre. Ces lots sont situés à trois miles du chemin de fer. Tout près se trouve une église, une école et un bureau de poste. »

Vous l’avez compris, il était déjà trop tard…

 

Cette semaine, l’histoire intriguante d’une colonie qui, pour des raisons obscures, n’a jamais évoluée en village. Qui étaient ses premiers habitants? Ont-ils laissé un héritage dans la région?
Source: Pixabay

Les années suivantes

Les familles quittèrent, une par une. Avec les années, certaines revinrent, mais l’enthousiasme du début n’y était plus. Pendant longtemps, le lieu resta figé dans le temps sans toutefois s’éteindre totalement. On ne rêvait plus de village, mais des gens étaient sur place. Assez même pour y construire une nouvelle école de rang un peu plus tard.

Le club de pêche continua ses activités, ainsi que la scierie.

Déjà, dans le recensement de 1911, le secteur faisait partie de Lac-Bouchette.

Plus de village, mais tout de même de la vie.

Pourquoi donc?

Difficile de dire exactement pourquoi le village du Lac des Commissaires ne s’est jamais concrétisé. Oui, il y a la problématique de l’accès au lieu, mais nous ne pouvons pas dire que, par exemple, Mistassini, fondé seulement trois ans avant le Lac des Commissaires, était lui, facile d’accès. Il fallait tout de même tout transporter par bateau de l’autre côté du lac!

Ce n’était pas non plus une question d’époque, puisque bien d’autres villages de la région ont été fondés bien après 1900.

L’emplacement? Le lieu était au bord d’un magnifique lac, les terres étaient faciles à cultiver et fertiles, du poisson en quantité, une scierie, une école, un bureau de poste, une église, le train non loin…

Si vous avez des idées, je suis partant pour les écouter, car pour moi, ceci reste un mystère!

Page Facebook Saguenay et Lac-Saint-Jean histoire et découvertes historiques :
https://www.facebook.com/histoirelacstjean/

Christian Tremblay, chroniqueur historique

Quelques-uns des documents consultés:
Journal La Vérité (1896 à 1904)
Revue Saguenayensia 1972
Rapport de l’Instruction Publique 1905
Journal Le Colon
Recensements du Canada
Les minutes de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec
Journal Le Progrès du Saguenay
GENESE, de la Société historique du Lac-Saint-Jean
Groupe Facebook Lac-Bouchette en histoire et en images
Site Internet de la municipalité de Lac-Bouchette
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