La légende de Jim Raphaël

Photo de Christian Tremblay
Par Christian Tremblay
La légende de Jim Raphaël
La maison des esclaves, sur l'ile de Gorée, au Sénégal. Nous sommes dans l'enceinte où les futurs esclaves étaient vendus. À la suite de cette vente, l'esclave se dirigeait vers la porte du fond, qui donnait un accès direct aux bateaux. Cette porte était la dernière image qu'il gardait de son pays. La Nouvelle-France a compté plusieurs centaines de ces esclaves. Sur une note plus personnelle, en 2001, j'ai eu l'occasion de visiter ce lieu étrange et traumatisant. Source: Wikipédia

L’histoire de l’esclavage remonte à la nuit des temps. Beaucoup de gens l’ignorent, mais le Québec a également vécu sa période d’esclavage sur une période de plus ou moins deux cent ans. Officiellement, la loi interdisant cette pratique ici a été adoptée en 1833, donc, avant même l’arrivée des premiers colons dans notre région.
Il est impossible de savoir exactement combien il y a eu d’esclaves au Québec, mais nous avons tout de même des chiffres qui peuvent être considérés comme assez réalistes.
Entre 1660 et 1760 (sous le régime français), ce serait plus de 10 000 esclaves autochtones qui travaillaient pour les notables, surtout comme aide familiale.
À cela, il faut ajouter les esclaves noirs. Moins nombreux, mais tout de même très présents, puisque au nombre de 1 400, surtout sous le régime anglais, donc de 1763 jusqu’à son abolition en 1833.

La maison des esclaves, sur l’ile de Gorée, au Sénégal. Nous sommes dans l’enceinte où les futurs esclaves étaient vendus. À la suite de cette vente, l’esclave se dirigeait vers la porte du fond, qui donnait un accès direct aux bateaux. Cette porte était la dernière image qu’il gardait de son pays. La Nouvelle-France a compté plusieurs centaines de ces esclaves. Sur une note plus personnelle, en 2001, j’ai eu l’occasion de visiter ce lieu étrange et traumatisant.
Source: Wikipédia

Cette pratique était tellement répandue qu’elle avait gagné les religieux. Mère d’Youville avait des esclaves, tout comme les Jésuites, les Ursulines, les Récollets, les Sulpiciens, et les Frères de la Charité.
À l’inverse, plusieurs Autochtones possédaient également des esclaves, le plus souvent de tribus ennemies, mais aussi parfois des blancs capturés.
La documentation concernant ces esclaves est aujourd’hui assez volumineuse pour se faire une idée de l’ampleur du phénomène.
Reste que tout ceci se passait, tel que mentionné, avant l’arrivée des premiers blancs dans la région.

Ceci est vrai, sauf si…

Sauf si l’un des premiers occupants de l’un de nos villages en était un, esclave. Esclave en fuite, oui, mais officiellement un esclave tout de même. Cette semaine, nous allons explorer cette possibilité, avec toute la prudence que cela suppose. Si, dans cette histoire, se cachent sans doute des éléments de légende, n’en demeure pas moins que nous ne pouvons exclure totalement certains faits. Ce sera à vous de juger.

Le 25 septembre 1743. Reçu à Louis Saint-Germain pour achat d’esclaves. Il y en a eu plus de 10 000 en Nouvelle-France, surtout des Autochtones sous le régime Français, et des noirs sous le régime Anglais.
Source: BAnQ

Est-il possible que l’abolition de 1833 n’ai pas été appliquée uniformément sur tout le territoire? Est-il possible que certains secteurs d’activité, comme le commerce maritime, possédaient encore des esclaves après cette date puisque dans leur pays à eux ce n’était pas encore illégal? En 1833, nous sommes à la toute veille de l’arrivée des premiers occupants blancs dans la région: si quelques cas ont subsisté plus tard, tout devient possible.
Justement, vraie ou pas, une histoire d’ici le raconte…

Jim McNicoll Raphaël, entre légende et réalité…

Premier à porter le patronyme Raphaël dans la région, son histoire, fascinante, navigue entre la légende et la réalité. Invitation à suivre le destin peu commun de cet homme, dont le récit ne peut laisser indifférent.
Jim McNicoll Raphaël est né en 1817 à L’Isle-Verte, et est décédé à Mashteuiatsh en 1883.
Comme chacun le sait, la transmission de l’histoire et de la culture chez les Autochtones s’est surtout faite par voie orale. Ceci explique le nombre impressionnant de légendes de cette culture. Par définition, la transmission orale a tendance à déformer, exagérer, ajouter. C’est d’ailleurs ce qui fait la beauté de ce mode de transmission, puisque les histoires changent constamment et ne sont pas statiques dans le temps. Toutefois, lorsque nous sommes à la recherche de faits historiques, ça devient vite très, très compliqué…
La vie de Jim McNicoll Raphaël fait partie de ces histoires où il est pratiquement impossible de savoir ce qui est vrai ou ce qui a été ajouté avec le temps. D’autant que ce récit provient de la personne concernée, récit qui a par la suite été raconté par l’un de ses petits-fils.

Une première version de la légende

En 1980, une dame, Antonine Potvin, fait ce récit à propos de Jim McNicoll Raphaël. Selon ce qui lui avait été rapporté. Jim McNicoll Raphaël demeurait en Écosse vers 1850 et il avait du sang Inuit. Un jour, il fut embarqué de force comme esclave pour travailler sur les bateaux qui faisaient la navette entre l’Europe et le Nouveau-Monde.
Lors d’un de ces périples, le bateau fit escale à Montréal. Jim McNicoll Raphaël profita d’un moment d’inattention des gardes pour déserter. Tout naturellement, il se retrouva chez des familles autochtones qui l’accueillirent et le protégèrent puisqu’il avait du sang Inuit.
Il du toutefois fuir des groupes de gens qui étaient payés pour retrouver les déserteurs. C’est à ce moment qu’il prit le nom de Raphaël , afin d’échapper à ses poursuivants. De fil en aiguille, il se maria à une Amérindienne et se fit baptiser.
Finalement, son périple se termina dans le territoire qui est aujourd’hui Saint-Thomas-Didyme. Il s’y construit une cabane et eu plusieurs enfants avec sa femme. Il fit également plusieurs voyages à Mashteuiatsh. C’est en son honneur que dans ce coin il y a un lac qui se nomme Lac à Jim .
Il est considéré comme le premier habitant de Saint-Thomas. Tellement que sur le site Internet de ce village, cette histoire est présentée avec beaucoup de détails.

Des descendants de Jim Raphaël au Lac-à-Jim. Photo prise en 1936.
Source: Livre Innu, de Jil Silberstein

L’histoire rapportée par Antonine Potvin a plusieurs problèmes, dont les dates, et nous le verrons un peu plus loin, les origines de Jim Raphaël. En effet, être un esclave vers 1850, c’est près de vingt ans après son abolition, ce qui jette un sérieux doute sur la véracité du récit.
Toutefois, il y a une autre version. Elle reprend l’essentiel du récit, mais place l’action à une période plus éloignée.

Une autre version

Cette autre version du récit nous provient du livre Innu , paru en 1998. L’auteur est Jil Silberstein, qui a passé quelque temps dans la région et a discuté avec les descendants de Jim Raphaël. On y apprend des choses intéressantes, comme par exemple le fait que la source première de l’histoire provient de Jean Raphaël, petit-fils de Jim.
Il faut toutefois signaler que Jean Raphaël n’a jamais connu son grand-père, puisqu’il est né en 1914, et que Jim Raphaël est décédé en 1883. Ici, nous devons donc assumer que Jean Raphaël raconte ce qu’il a entendu de son père, ou de membres de la famille.
À partir de ce récit, la légende va naitre. Jean Raphaël est décédé en 2001.
« Fils d’un Écossais et d’une Inuit, Jim disait avoir été vendu comme esclave à la toute-puissante Compagnie de la Baie d’Hudson. Pendant des années, il lui avait fallu s’échiner à bord d’une goélette.
Une nuit, tandis que le deux-mâts mouillait vers Trois-Rivières, il avait déserté, descendu le Saint-Laurent jusqu’à l’embouchure de Weymontachie, où vivaient les têtes-de-boule (autre nom donné aux Attikameks) rescapés des grandes épidémies du dix-septième siècle et des attaques iroquoises lancées au nom de la guerre des fourrures.

Maggie Metabe Raphaël et ses jumeaux au Lac-à-Jim en 1947, femme de joseph « Wanish » Raphaël.
Source: Livre Innu, de Jil Silberstein

Là-bas, il avait épousé une Autochtone, changé son nom en Raphaël, commencé une nouvelle existence.
C’est alors qu’un marchand de fourrures avait fait courir une inquiétante nouvelle: impitoyablement traqués, les déserteurs étaient mis à mort. Avec sa femme, Jim Raphaël avait fui une autre fois.
À pied à travers les montagnes, il emprunta rivières et lacs, tous deux étaient parvenus dans cette région où, bien plus tard, les colons fonderaient Normandin et Saint-Félicien. Au bord du lac, Jim et sa compagne avaient vécu en proscrits en donnant le jour à cinq enfants. La crainte d’être démasqué rendait périlleuse toute excursion.
Un jour, le couple apprit la fin des tourments: sous quelque forme que ce soit, le trafic des hommes était aboli. Enfin, il devenait possible de se risquer jusqu’à la Pointe Bleue. »
Le Lac-à-Jim (point rouge) fait plus de onze kilomètres de long. Il est aujourd’hui un lieu important de villégiature. C’est à cet endroit que se serait caché Jim Raphaël pendant longtemps, de peur d’être retrouvé par les chasseurs d’esclaves déserteurs.
Source: Google map

Dans cette version de l’histoire, Jean Raphaël situe l’action avant 1833 (année de l’abolition de l’esclavage), puisqu’il est mentionné qu’il apprit qu’une loi avait été votée en ce sens.
Seulement voilà, cette version a elle aussi un grave problème: Jim Raphaël s’est marié une première fois seulement en 1840 avec Margerite Verreault, dans un poste du Roi.

Cul-de-sac

Nous voudrions bien y croire, à cette histoire. Seulement, les deux versions sont difficilement réconciliables avec la réalité des choses. D’un côté, ceci implique que Jim Raphaël était esclave pour la Compagnie de la Baie d’Hudson plus de vingt ans après l’abolition, ou, qu’il n’était pas encore marié à l’époque des faits, contrairement à ce que racontent les deux versions.

La généalogie s’en mêle

Voyons voir ce que la généalogie de Jim Raphaël nous apprend. Comme déjà mentionné, Jim Raphaël est né le 15 avril 1817 à L’Isle Verte, région de Rivière-du-Loup. Il a été baptisé le 20 avril suivant. Il décède le 19 décembre 1883 à Mashteuiatsh. La dernière cérémonie aura lieu à Roberval et il sera enterré au cimetière de Mashteuiatsh.
Son père était natif de La Pocatière et sa mère, de L’Isle-Verte. Donc pas d’Écosse ici, et pour ce qui est du sang Inuit, rien ne l’indique.
Son nom officiel était Jim Raphaël McNicoll Schim Sheehan. D’où venaient tous ces noms de famille? Son père se nommait Jean Sheehan, et son grand-père, Jean Shéchane. Jim Raphaël est né de la première union de son père avec Marguerite Modeste Hudon Beaulieu. Il ajouta à son nom le patronyme de la seconde femme de son père, Angélique McNicoll.

Insurrection des esclaves Autochtones et Noirs dans la colonie de Demerara, éclatée le 18 août 1823. Un groupe portant des bâtons forme un demi-cercle autour d’un officier européen à cheval. Nous voyons également une femme noire et des enfants esclaves.
Source: wikipédia

Ceci s’explique peut-être par le fait que sa mère naturelle est décédée alors que Jim était encore en jeune âge. Et le patronyme Raphaël dans tout ça? Toujours selon les propos de son petit-fils Jean Raphël, son grand-père utilisa ce patronyme (de provenance inconnue) pour fuir ceux qui le poursuivaient.

Et ses mariages?

Jim Raphaël s’est marié au moins deux fois, en 1840 et 1855 (certains documents parlent de quatre mariages mais sans dater les deux derniers), à chaque fois avec des Amérindiennes ou métisses. Sa première femme se nommait Marguerite Verreault, fille de Prisque Verreault. Tous les Raphaël de Mashteuiatsh descendent donc de cet homme. La seconde femme de Jim Raphaël fut Élisabeth Julie Othapanaku.

Y croire ou pas?

Histoire fascinante et intéressante. Évidemment, la légende de l’homme Jim Raphaël ne passe pas le test des faits historiques sur plusieurs points, comme par exemple ses origines ou le moment des faits.
Est-ce que cela invalide toute l’histoire? Non, pas vraiment. Si nous acceptons le fait que par définition la transmission de l’Histoire par voie orale déforme toujours une partie de la réalité, il y a sans doute un fond de vérité dans ce récit. La première justification pour croire en partie l’histoire fascinante de Jim Raphaël est la suivante: il est plus plausible de croire que l’histoire est en partie vraie, que de croire qu’elle a été complètement inventée à partir de rien.
Page Facebook Saguenay et Lac-Saint-Jean histoire et découvertes historiques:
https://www.facebook.com/histoirelacstjean/
Christian Tremblay, chroniqueur historique

Partager cet article