En racontant la mystérieuse disparition, en 1893, d’un adolescent qualifié d’idiot, votre chronique historique régionale vous entraînera, cette semaine, dans l’une des premières affaires d’homicide présumé de la région.
Si, en 1890, un homme avait été condamné à six mois de prison, pour tentative de meurtre, entre Hébertville et Chicoutimi, en 1893, cette fois toutes les procédures se dirigeaient vers une accusation de meurtre.
Le début de l’affaire
Pour le commun des mortels de la région, LE tout débute par un petit entrefilet anodin, dans le journal Progrès du Saguenay. Le court texte n’en dit pas beaucoup.
Publié en novembre 1893, il sera toutefois le premier d’une longue série, racontant une affaire aussi scabreuse qu’étrange.
Dans ce premier article, on rapporte tout bêtement qu’un homme a disparu dans les bois, près de Mistassini. Il est également mentionné que cet homme accompagnait un certain Léandre Sprot, 45 ans.
Selon Sprot, le malheureux égaré, qui se nommait Léonide Raymond, de Chambord, s’était perdu alors que les hommes travaillaient sur le chemin des Pères Trappistes, à défricher une terre.
Source: BAnq, Fonds Dubuc
Ces événements se seraient passés au mois de septembre, environ deux mois avant la parution de ce premier texte. Entre les deux, on traita l’affaire comme une simple disparition, ce qui n’était pas si rare, à cette époque.
Très vite, les choses prirent une autre tournure…
Dans la petite population du Lac-Saint-Jean de 1893, une sourde rumeur de meurtre se promène, de maison en maison.
Léonide Raymond, le disparu
Né le 24 mars 1878, Léonide Raymond est le fils de Damase Raymond, cultivateur et Marie Tremblay, tous deux habitants de Chambord.
Léonide Raymond a donc une quinzaine d’années lors de sa disparition, en 1893.
Source: BAnQ
D’après les témoins sur place, le jeune Raymond est qualifié, tantôt d’idiot, tantôt de simple d’esprit, de boiteux, ou d’une personne ne possédant pas toutes ses facultés mentales.
Une série de termes populaires utilisés, à l’époque, pour décrire un état que nous pouvons deviner, sans avoir d’expertise.
Source: Société historique du Lac-Saint-Jean, fichier GENAISE
Dans cette famille Raymond de Chambord, rien de particulier à raconter avant 1889. En mai 1890, toutefois, survient le décès du chef de famille, Damase, à l’âge de 64 ans.
En 1891, nous retrouvons la veuve, Marie Tremblay et au moins deux de ses enfants, Théodore et Léonide, chez Émile Raymond, un fils du premier mariage de feu son mari, toujours à Chambord.
Source: Recensement 1891, Bibliothèque et Archives Canada
En 1892, un an avant la disparition de Léonide Raymond, Marie Tremblay épousa un certain Pierre Paschal, 75 ans. Ce Pierre Paschal devient alors le beau-père de Léonide.
Telle est l’historique de cette famille en 1892. En définitive, rien de bien particulier à mentionner, encore à ce moment.
Sauf un détail qui deviendra important pour la suite: ce n’est pas le grand amour entre le nouveau beau-père, Pierre Paschal, et le jeune Léonide Raymond, qualifié, je le rappelle, de simple d’esprit.
Léandre Sprot, un homme peu recommandable?
Il est plus difficile de connaître l’histoire familiale de cet homme, avant 1893. Son nom de famille étant très rare, il est orthographié de toutes sortes de manières, selon les documents: Sprot, Sprotte, Sprat, Spratte, etc.
En 1865, cette famille est à L’Anse Saint-Jean. Le patriarche est John Sprot, meunier de métier.
Nous retrouvons Léandre Sprot, en 1871, à Roberval. Il a 22 ans et vit avec Aurélie, ou Julie Godin, de Chambord. Il est domestique, et sa femme est servante.
Source: Recensement 1871, Bibliothèque et Archives Canada
En 1878, il est à Tadoussac pour un second mariage, avec Désirée Tremblay, 16 ans, de l’endroit.
Source: BAnQ
Le couple demeure à Tadoussac puisqu’il y est encore en 1891. Avec eux, quatre enfants, dont l’un a 18 ans.
Considérant l’âge de Désirée Tremblay, il pourrait s’agir d’un enfant du premier mariage de 1871, de Léandre Sprot avec Aurélie, ou Julie.
Source: Recensement 1891, Bibliothèque et Archives Canada
En 1893, le Progrès du Saguenay mentionne que Sprot est bien connu à Chicoutimi, sans toutefois préciser la nature de la réputation.
Toujours est-il qu’en 1893, Sprot est rendu dans le grand secteur de Chambord, plus précisément dans le territoire de Dablon et connaît la famille Raymond.
Source: Atlas du Saguenay-Lac-Saint-Jean
Difficile de connaître l’emplacement exact de la maison de ce couple, mais ils étaient dans la paroisse Saint-Thomas-d’Aquin.
Les faits en résumé
Maintenant que nous connaissons les acteurs, reprenons les faits en quelques mots. En septembre 1893, Sprot et Raymond partent de Chambord et se rendent sur une terre, à quelques kilomètres de l’établissement des Pères Trappistes à Mistassini.
Après une période temps indéterminée, Sprot revient seul de la forêt. Il mentionne alors que le jeune Raymond s’est sans doute perdu, en s’en allant chercher de l’écorce pour un feu.
Puis, dans une seconde version, il dit que Raymond est tombé malade dans les bois, qu’il est mort et qu’il l’a enterré.
La rumeur et le beau-père
Alimenté par la rumeur de meurtre qui court dans la population, Pierre Paschal, le beau-père du jeune disparu, alerte lui-même, dans un premier temps, les autorités.
C’est à ce moment seulement, deux mois plus tard, que la justice et la presse, s’emparent de l’affaire.
Le fourrer dans quelque trou
Début décembre 1893, Paschal se retrouve, à son tour, dans l’eau chaude. Il aurait dit ceci à Sprot:
«J’ai un fils adoptif qui est un simple d’esprit. Amène-le avec toi à l’automne à la chasse et si tu m’en débarrasser, je te donne 25 $.»
Lors de l’enquête préliminaire, une autre version de cette déclaration apparaît. Cette version a été admise en pleine cour par Paschal lui-même.
Paschal avoue avoir dit à Sprot d’amener Léonide avec lui et de le fourrer dans quelque trou, pour qu’il ne revienne plus.
Source: Journal Progrès du Saguenay, décembre 1893
Dans la population jeannoise, tout est clair: le beau-père a voulu se débarrasser du fils de sa nouvelle femme en payant Sprot, qui s’est exécuté.
Arrestation de Sprot
Toujours en décembre, le constable Simard, de Chicoutimi, se rend dans la région de Dablon pour arrêter Sprot. Rien n’est simple.
La famille Sprot, avec leurs enfants, n’habitent pas le village, mais bien un camp en bois rond, en pleine forêt.
Source: Journal Progrès du Saguenay, décembre 1893
Sprot se sauva, mais il fut pris après une chasse à l’homme, caché dans un buisson. On le conduit à la prison de Chicoutimi, en attente de son procès.
Décès surprenant pendant les procédures
Pour ajouter à la situation déjà confuse, Pierre Paschal, le beau-père, ayant présumément commandé le meurtre, décède dans un accident de train. Celui-ci revenait justement de sa première comparution à Chicoutimi, comme témoin important.
Le train le ramenant à Roberval ayant beaucoup de retard, il préféra terminer le trajet à pied en suivant la voie ferrée.
Source: BAnQ
Mi-sourd et mi-aveugle, il fut happé de plein fouet et décéda sur le coup, entre Chambord et Roberval.
Source: BAnQ
Une nouvelle fois, nous pouvons nous fier à la presse du temps pour donner des détails que nous ne lirions plus aujourd’hui.
Le journal Courrier du Canada mentionne que Paschal fut frappé par l’engin, puis lancé par la charrue un arpent plus loin. L’estomac a été enfoncé et un bras et une jambe fracassées.
Folle rumeur et recherches
Concurremment aux péripéties de Sprot avec la justice, l’action ne manque pas ailleurs non plus. Déjà, à la fin novembre, bien des gens étaient à la recherche du corps de Léonide Raymond.
Même les Pères Trappistes envoyaient des gens de leur communauté pour chercher.
Source: BAnQ, Fonds Livernois
Une information, démentie par la suite, raconta que le corps de l’infortuné avait été retrouvé, la gorge coupée et la tête fendue.
Source: Journal Progrès du Saguenay, novembre 1893
Toutes les recherches demeurèrent vaines et l’hiver débutait…
Une récompense du gouvernement
En janvier, le gouvernement du Québec publia, dans la Gazette officielle, un avis promettant une récompense de 200 $ à quiconque allait retrouver le corps de Léonide Raymond.
Source: Journal Gazette officielle
On s’attendait alors, vu la jolie somme pour l’époque, à voir arriver des hordes de gens dans la forêt dès la fonte des neiges.
Devant le grand jury
Dès janvier, Sprot, en prison depuis quelques semaines, comparaît devant le grand jury, à Chicoutimi, pour la présentation de la preuve de la Couronne. Ce grand jury doit décider, si oui ou non, une accusation de meurtre sera portée contre l’homme.
La couronne avait un dossier bien mince. N’ayant aucun témoin direct, il fallait un corps, sinon la présomption d’innocence allait prévaloir.
Le verdict
Sans autres preuves, que celles circonstancielles, on rendit un verdict ignoramus. Ce verdict signifie qu’il est impossible, pour le moment, de le savoir.
La défense avait fait valoir, à juste titre, qu’il est impossible d’être accusé de meurtre sans preuve qu’il y a une victime…
Toutefois, les présomptions contre le présumé assassin étaient tellement fortes, que l’on décida de le garder en prison, en attendant de retrouver le corps de Raymond.
Cette détention préventive ayant légalement des limites, on dut se résoudre, un peu plus tard, à libérer l’accusé.
Léandre Sprot quitte la région…
Profitant de cette libération, Léandre Sprot quitte pour les États-Unis. N’étant accusé de rien pour le moment, personne ne pouvait l’en empêcher.
Source: Journal L’Électeur, janvier 1894.
Ceci allait compliquer grandement les choses si on retrouvait le corps de Raymond. Dans ce cas, on allait devoir demander une extradition, à condition de le retrouver.
…mais pas pour longtemps!
Par preuve indirecte, nous savons que Sprot n’est pas allé très longtemps aux États-Unis: en mai 1894, il était présent pour les funérailles de l’une de ses filles, toujours dans le secteur Dablon.
Avec la réputation qu’il traîne, à la suite de l’épisode de 1893, Sprot et sa femme sont décrits comme pauvres et sans amis. La femme doit mendier dans les campagnes.
Un autre départ et un autre retour
En octobre 1895, dix-huit mois après la libération de Sprot, aucun corps n’a encore été trouvé. On pense, naturellement, que les animaux de la forêt ont fait le travail, tout simplement.
En octobre, donc, le couple quitte le Lac-Saint-Jean. Ils vont à Québec.
À Québec, ils logent quelque temps chez un échevin de Saint-Roch, qui a accepté de les héberger, le temps que Sprot se trouve un emploi. Les choses trainent, et l’échevin leur demande de quitter.
Le couple se fait alors engager par Pierre Dery, un hôtelier, propriétaire du parc qui porte son nom à Québec.
Ils ne furent pas très longtemps à Québec, car dès mars 1896, ils sont de retour dans la région. Nous le savons car Léandre Sprot, cette fois, assiste à l’inhumation d’un enfant de quinze mois, toujours dans le canton Dablon.
Installez-vous confortablement
Un petit conseil, ne buvez pas pendant la lecture des prochaines lignes. Comme si ce n’était pas assez, nous ne sommes pas au bout de nos surprises dans cette étrange histoire…
De 1896, nous devons faire un saut de quelques années seulement, en 1904.
Une source mentionne que Léandre Sprot est décédé entre-temps, mais ce n’est plus lui, pour le moment, qui nous intéresse.
Au printemps 1904, arrive à Chambord un inconnu de tous. Déguenillé et n’inspirant pas la confiance, selon le journal L’Écho du Saint-Maurice.
Allant à la rencontre des gens sur place. Il lança sa bombe:
«Mais vous ne me reconnaissez pas? Je suis le fils du père Raymond!»
On s’empressa de lui demander où il avait passé ces onze dernières années et comment se faisait-il qu’il n’était pas mort.
Sa réponse fut surprenante.
Il raconta qu’un jour, Sprot lui avait demandé d’aller chercher de l’écorce. Il s’égara et marcha dans la forêt pendant deux jours. Il rencontra alors une famille de sauvages qui l’emmenèrent au lac Mistassini, à des centaines de kilomètres du lac Saint-Jean.
Source: Journal Progrès du Saguenay, mai 1904
Il ajouta qu’il avait toujours été avec eux, vivant de la chasse, comme eux. Puis, que récemment, il avait trouvé la direction pour se rendre au Lac-Saint-Jean!
À Sherbrooke, le journal Sherbrooke Examiner titre en anglais Un homme mort retourne à la maison.
Léonide Raymond, qui a maintenant 26 ans, ignore évidemment tout de ce qui est arrivé à Sprot depuis sa propre disparition. Il se dit également surpris que l’homme ai été si ennuyé par les autorités pour l’avoir tué.
Sprot avait dit vrai depuis le début. Le système de justice de 1894 n’avait pas cédé au verdict populaire.
Légende?
Au moment d’écrire ces lignes, il a été impossible de retrouver une trace de Léonide Raymond, après 1904. A-t-il changé de nom? Est-il retourné vivre avec les Amérindiens qui l’avaient trouvé en 1893?
Ou, cette histoire de retour est-elle une légende, rapportée comme étant un fait par les journaux de l’époque?
Si l’événement de 1904 est une légende, il faudra bien remettre en question la culpabilité de Sprot. Si c’est vrai, Sprot était bel et bien innocent.
Comme on dit, les recherches se poursuivent…
La fin de l’histoire?
Le sujet de la chronique régionale de cette semaine aurait pu se terminer ici.
Une histoire de 1893, se passant chez nous et racontant la disparition d’un jeune homme, dont le corps ne fut jamais retrouvé, que celui qui avait présumément commandé le meurtre était mort pendant les procédures et que l’accusé, faute de preuves, avait été libéré.
Pour finir, une conclusion spectaculaire avec le disparu qui réapparaît plus de dix ans plus tard.
Oui, seulement cela, ça aurait été une bonne chronique.
Vous aurez remarqué qu’il y a un trou dans l’histoire, entre mars 1896 et 1904. De plus, nous avons quitté Léandre Sprot, au moment où il assistait à une cérémonie d’inhumation d’un bébé de quinze mois.
Source: Journal Courrier du Canada, juillet 1896
Je ne peux que vous inviter à lire, la semaine prochaine, la suite du destin de Léandre Sprot, qui devra, une fois de plus, répondre de ses actes…
Christian Tremblay, chroniqueur historique et administrateur de la page Facebook Lac-St-Jean histoire et découvertes historiques
[En hyperlien :] https://www.facebook.com/histoirelacstjean/
Note 1: Ce nom de famille étant écrit de multitudes manières dans les documents qui concernent cette personne, nous allons nous en tenir à Sprot, tout au long de cette chronique, afin d’éviter les confusions.
L'étrange affaire Sprot
