Nous l’avons vu il y a quelques semaines seulement avec l’histoire de Thomas Basil, Miller et Big John. Ces malheureux, morts de faim, ont été des victimes du rude hiver 1907-1908. Cette semaine, nous allons poursuivre l’exploration de cette période difficile avec une histoire encore plus troublante. Même si une preuve formelle n’est jamais venue mettre un terme au doute, les informations disponibles vont toutes dans la même direction: il s’agirait du premier cas documenté de cannibalisme dans l’histoire du Canada, et ça s’est passé chez nous, au Lac-Saint-Jean.
Autant le dire tout de suite, il y a encore, plus de cent ans plus tard, une grande part d’ombre dans ce récit. En effet, pour la majorité des personnes qui ont étudié ce cas, il s’agit au minimum d’un meurtre horrible et sordide, augmenté dans l’horreur d’une grande probabilité de cannibalisme. Mais voilà, en l’absence de témoins directs, impossible de le prouver.
Toute l’histoire commence comme bien d’autres à cette époque: trois hommes se préparent pour se rendre en forêt pour la saison de la chasse. Nous sommes le 5 septembre 1907, et la petite équipe amène pour quatre mois de provisions. De ces trois personnes, une seule va revenir.
Les acteurs
Joseph Grasset
Officiellement, Joseph Grasset était de Roberval en 1907. Toutefois, il s’agissait d’un Français qui travaillait comme trappeur pour la Compagnie de la Baie d’Hudson. En tout et pour tout, il a résidé deux ans à Roberval. En 1907, il n’avait pas encore trente ans. Nous pourrions le considérer comme un coureur des bois nomade, puisque nous le retrouverons dans les Territoires du nord-ouest canadien lors du recensement de 1911.
Gabriel Bernard
Nous ne savons que peu de choses au sujet de Gabriel Bernard. Il était un Belge, engagé par Joseph Grasset pour servir d’homme à tout faire pendant l’expédition. Il ne semblait pas avoir de connaissances particulières dans la chasse et la survie en forêt. Nous savons également qu’il savait écrire. Ce détail peut paraître futile pour le moment, mais il prendra son importance pour le reste de l’histoire.
Auguste Lemieux
Auguste Lemieux était du Lac-Saint-Jean, plus précisément de Mistassini. Il est né à Jonquière en 1877. Il avait donc trente ans au moment des faits. Il se maria en 1899 à Louise Lavoie. Ce couple a des descendants au Québec. Auguste Lemieux était le guide de l’expédition. Il avait une excellente renommée dans le domaine, malgré un caractère bouillant et impulsif. C’était lui qui était responsable de guider les deux autres du Lac-Saint-Jean vers les lacs de la région de Chibougamau.
Deux groupes de Pointe-Bleue
Leurs noms: Émile Robertson, Alfred Perron de Saint-Félicien, Gordon McKenzie, Gabriel Kurtness, Tite Kurtness, Joseph Hurtubise et Peter Kurtness. Ce sont ces gens qui ont faits la macabre découverte. Ils faisaient partie de deux groupes de chasse dans le secteur. Même s’ils n’étaient pas là au moment des faits, ils sont des témoins très importants.
Une première découverte intrigante
Pour débuter le récit de cette histoire, nous devons commencer par la fin, à savoir les événements qui menèrent à la découverte d’un premier corps, celui d’Auguste Lemieux. Le groupe de Pointe-Bleue cité plus haut était dans le secteur du lac Washwanipi lorsqu’ils rencontrèrent un autre autochtone, un nommé Côme Étienne. Étienne raconta au groupe qu’il avait vu des traces d’un camp de blancs non loin de là. Nous n’avons pas de détails sur ce que raconta exactement Côme Étienne, mais il semble bien que ce fût assez intrigant pour que le groupe se mette en route pour ledit lieu. Nous sommes en janvier 1908, quatre mois après le départ de Grasset, Bernard et Lemieux.
Sur place, ils fouillèrent le terrain (pourquoi? On ne sait pas) et trouvèrent ceci: sous la neige, la preuve que de la nourriture y avait été cuite, un traineau rempli de vieux vêtements, et une lettre dans un sac.
Source: Journal La Presse, août 1908
Voici le texte intégral de la lettre: « Impossible de trouver la cache, nous n’avons plus de vivres, tâchez de nous atteindre aussitôt que possible. 28 décembre à midi. Signé: Bernard. P.S. Si vous pouvez apporter de la poudre et des cartouches, tant mieux. Vous trouverez les peaux de castors sur le toboggan. »
Également à l’intérieur du sac, des objets marqués au nom de Grasset et de Lemieux, mais surtout, des vêtements brûlés, indiquant que ces hommes avaient souffert du froid et s’étaient approchés trop près de leur feu.
Sur le coup, Joseph Kurtness et son groupe pensèrent simplement que ces hommes avaient manqué de nourriture et étaient retournés à la civilisation. Ils restèrent dans le secteur quelque temps et se remirent en route pour le retour à Pointe-Bleue, oubliant l’affaire.
La découverte du corps d’Auguste Lemieux
Plusieurs semaines plus tard, en avril 1908, Joseph Kurtness repart pour le même secteur, toujours pour la chasse. Cette fois, le groupe Kurtness en rencontre un autre, celui de Gordon McKenzie, à la hauteur du lac Chamouchouane. Tous décidèrent de rester là quelque temps, et de quitter après le départ des glaces.
Source: Journal La Presse, août 1908
C’est lors de cet arrêt qu’un des hommes du groupe, Alfred Perron, découvrit par hasard une petite cabane de la McKenzie Trading co. Il s’agissait d’une simple cache où les employés de l’entreprise pouvaient se reposer un peu et entreposer des choses. Une sorte de halte routière du temps. Dehors, on retrouva un fusil belge et un sac de toile avec une trentaine cartouches vides. Personne ne s’approcha de la cabane.
Cette fois, le groupe fut inquiet du sort des gens qui avaient passé par là. Ils firent le lien avec la découverte du mois de janvier et commencèrent des recherches, sans résultat.
Le 9 mai, on alla au lac pour vérifier l’état de la glace. Joseph Kurtness découvrit alors, sans doute stupéfié, le corps d’Auguste Lemieux, qui était coupé en morceaux. Les coupures ressemblaient à celles laissées par une hache.
De toute évidence, Lemieux n’était pas mort de faim, mais il avait été victime d’un meurtre horrible.
Le lendemain, on fabriqua un cercueil et on enterra Auguste Lemieux non loin.
On ouvre la porte de la cabane
Ce n’est qu’après la découverte du corps de Lemieux que l’on décide, pour en savoir un peu plus sur les événements, d’aller voir cette fameuse cabane. Ils y firent une première découverte déconcertante. Dans le haut d’une porte, une phrase complète écrite à la hache. Toutefois, certains mots avaient par la suite été gossés pour les faire disparaître.
Voici la phrase: « (Mot enlevé… mot enlevé…) la rivière (mot enlevé… mot enlevé…) avons (mot enlevé…) pas mangé (lettres enlevées…) is huit jours. »
L’état du cadavre
Voici comment le groupe décrivit les restes du cadavre d’Auguste Lemieux. Citation du journal La Presse , le 8 août 1908. « La tempe droite était toute meurtrie ainsi que la joue et l’œil. Sur le bras droit, il y avait deux blessures faites avec un couteau. Sur le haut du bras, les trois sous-vêtements avaient été déchirés sur une longueur d’un pouce et le bras lui-même portait une profonde incision longue de 4 pouces qui mettaient les muscles à jour… La main gauche avait été coupée au poignet et il portait encore une mitaine. La jambe gauche était coupée à la hauteur du genou mais la cuisse n’a pu être retrouvée. De la jambe droite, on a pu découvrir le pied qui avait été coupé à la cheville. Les entrailles enveloppées dans les pantalons de la victime avaient été déposées près du cadavre. Le corps lui-même portait deux blessures profondes en dessous du cœur, le couteau ayant passé entre les côtes. Le corps était tout ouvert à partir du cou jusqu’à l’abdomen: les côtes de droite étaient dépouillées de leurs chairs, et le cœur, le foie et l’un des rognons manquaient. »
Source: Journal la Presse, avril 1909
Une valise retrouvée
Quelque temps plus tard, un guide autochtone, Malek Bégin, trouva une valise dans la forêt. À l’intérieur, un morceau de jambe humaine dont la chair avait été bouillie.
La crédibilité du groupe qui a fait la découverte
Les observations précises et documentées du groupe qui a fait la découverte ne peuvent être remise en doute. Le récit, rédigé sur place ou quelques jours après, a été signé par chacun des membres.
Dans le livre L’appel du Chibougamau : l’histoire d’une région minière du Québec , 1956, par Larry Wilson, nous retrouvons ce complément de témoignage de la part de l’un des membres du groupe, M. McKenzie. En voici un passage:
« Apparemment, les deux hommes s’étaient battus après la rédaction de cette note. Du sang, répandu sur les murs de bois rond, ainsi que des chaises et des assiettes brisées, étaient les témoins silencieux d’un combat sans pitié. Après un repas de côtelettes humaines, le Français (Grasset ou Bernard) partit et personne ne sut jamais au juste ce qu’il est devenu. Des Indiens prétendirent qu’il s’était noyé dans un lac, à trente milles de notre poste, mais on ne retrouva pas son corps. Plus tard, la police provinciale vint exhumer le cadavre mutilé du guide (nous l’avions enterré à proximité de la cabane) et tint une enquête du coroner dans le district du Lac Saint-Jean, mais le mystère demeura sans solution. »
Cet ajout de M. McKenzie, plusieurs décennies après les faits, doit toutefois est lu avec précaution. Il y a, dans son témoignage tardif, des inexactitudes de dates et de faits. Sans affirmer que son histoire de bagarre dans la cabane est fausse, nous ne pouvons exclure la possibilité d’ajouts avec le temps, ou de défaillance de la mémoire.
Source: Journal La Presse, août 1908
Donc… qui a mangé Auguste Lemieux?
Évidemment, dès l’été 1908, une vaste enquête est ouverte. Le seul problème à ce moment, c’est que les deux seuls témoins potentiels, Joseph Grasset et Gabriel Bernard, n’ont plus donné signe de vie depuis leur départ à l’automne précédent.
Dans l’intervalle, on ramène le petit cercueil d’Auguste Lemieux à Mistassini, et on l’inhume correctement, le 22 juin 1908.
Source: registre des états paroissiaux de BAnQ
On découvre le corps de Gabriel Bernard
Plus d’un an plus tard, on découvre le corps du Belge Gabriel Bernard, à plusieurs kilomètres du lieu de la boucherie. Il est sans doute mort de froid et de faim, mais chose certaine, il est impossible de le relier au meurtre par une preuve décisive.
Joseph Grasset est retrouvé!
Ce n’est qu’en novembre 1908 que l’on retrouve Joseph Grasset, et vivant, en plus. Au début, les espoirs sont grands, et bien évidemment il est soupçonné de ce meurtre crapuleux, d’autant que la thèse du cannibalisme est de plus en plus véhiculée.
Joseph Grasset reçoit une missive alors qu’il pratique son métier dans le nord de l’Ontario, à Albany. Cette missive est claire: on lui ordonne de revenir dans le sud pour y être interrogé en lien avec une affaire importante.
Connaissant la vie nomade du personnage, c’était un grand risque à prendre de simplement l’inviter par lettre, car il aurait tout aussi bien pu disparaître dans la nature jusqu’à la fin des temps. Néanmoins, l’homme se présente aux autorités dès que la température le permet, soit en avril 1909.
Source: Journal la Presse, avril 1909
Joseph Grasset fait sa déposition devant M. Jules Constantin, médecin et coroner de Roberval. Grasset accepte de témoigner à une seule condition: rien de ce qu’il dira qui n’a pas de lien avec l’affaire ne pourra être retenu contre lui, ce que la justice accepte.
Au final de ce témoignage, il en ressortira que Grasset ne pouvait être accusé de quoi que ce soit, puisqu’au moment du meurtre, il n’était plus avec Lemieux et Bernard…
En effet, Grasset a quitté les deux hommes quelques semaines avant les événements. Pour preuve, il dépose une lettre écrite de sa main à partir de la Baie d’Hudson au moment où les deux autres étaient encore vivants.
Source : inconnue, image du domaine public
Racontant le périple du groupe dans les détails, il mentionna qu’à la fin décembre le temps dévolu à cette partie de chasse était terminé et qu’il devait se rendre au nord pour d’autres occupations, pendant que les deux autres devaient revenir au Lac-Saint-Jean avec le fruit de la chasse. Depuis, il n’en avait eu aucune nouvelle.
Source: journal Le Soleil, avril 1909
Ce n’est qu’au moment de cette missive qu’il avait appris leurs décès.
Devant ces faits, Joseph Grasset fut libéré de tous soupçons concernant l’affaire.
Tous les compteurs retombaient à zéro… et ils le sont encore aujourd’hui.
Cannibalisme
Depuis le jour 1 de la découverte du corps d’Auguste Lemieux, la thèse du cannibalisme est mise en avant pour expliquer le carnage. Si nous sommes déjà chanceux d’avoir une description précise de l’état du corps et du lieu grâce à ceux qui l’ont découvert, les limites dans l’interprétation de tout cela sont bien présentes.
Toutefois, tuer est une chose, mais dépecer méthodiquement et se retrouver avec un corps sur lequel il manque des morceaux est une autre chose. Vu la nature des blessures, de la scène à l’intérieur et de toutes les circonstances, il est exclu que ce soit l’œuvre d’un animal.
Source: Journal La Presse, août 1908
Pour Ghislain Gagnon, fondateur du zoo sauvage de Saint-Félicien, qui s’intéresse au sujet depuis les années 1970, il n’y a pas de doute, nous sommes face au premier cas de cannibalisme de l’histoire du Canada (Journal de Québec, 20 avril 2013).
De légendes en rumeurs
Rien de ce que vous allez lire dans ce paragraphe n’est vérifiable. Car des légendes, inventions et rumeurs, il y en a eu une tonne concernant cette histoire. Est-ce que Grasset était bel et bien absent lors du drame? En 1910, un Français du nom de Claude Picaubé est commis dans un poste de traite à Albany. Son chef était Grasset. En 1930, il racontera ceci au sujet de son patron: « C’était un homme misanthrope et sombre, il buvait beaucoup et il racontait qu’il avait mangé son compagnon, ce qu’il niait quand il revenait à jeun et qu’on lui rapportait ses propos. »
D’autres rumeurs sont encore plus accablantes pour Grasset. Ainsi, ces rumeurs racontent que Gabriel Bernard, lorsqu’il a été découvert, portait également des marques de violence, et que Grasset l’aurait mangé en partie lui aussi!
En mai 1909, une autre rumeur circule. Un nommé Edouard Morin, de la région, fait circuler la nouvelle comme quoi ce serait Joseph Kurtness en personne qui aurait tué Auguste Lemieux. Kurtness, bien avisé, le poursuivit pour 100$ de l’époque, soit environ 3 000$ d’aujourd’hui.
Source: Journal La Presse, août 1908
Ce ne sont là que quelques exemples, mais qui montrent bien le genre de direction que ces rumeurs ont prises dans les années suivant les faits.
Autre rumeur, qui celle-là est assez bien documentée, Louis Hémon, lors de son passage à Mistassini, se serait fait raconter cette histoire en 1912. Il se serait alors servi du caractère d’Auguste Lemieux pour créer François Paradis, coureur des bois qui mourut durant l’hiver en tentant de traverser la forêt, dans le roman Maria-Chapdelaine.
Comble de l’ironie de la vie, ou de la mort, le roman Maria Chapdelaine eut comme premier éditeur en France la maison… Bernard Grasset. Et ceci est un fait historique, ça ne s’invente pas.
Source: Archives Université de Montréal
Mais qui?
Pendant que certains pointent Grasset malgré son innocence démontrée, d’autres pensent évidemment à Gabriel Bernard que, finalement, nous connaissons peu.
Dans tous les cas, rien de prouvé, et, à moins d’un miracle, la région devra bien vivre avec ce mystère pour le reste de son histoire. Encore de nos jours, certains descendants de cette famille cherchent des réponses, dont Josie-Anne Lemieux, petite-petite-fille d’Auguste.
Page Facebook Saguenay et Lac-Saint-Jean histoire et découvertes historiques:
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Christian Tremblay, chroniqueur historique
Suggestion du sujet et aide à la documentation: Jean-Roch St-Gelais
Quelques documents consultés:
Le Progrès de l’Est : organe des populations des Cantons de l’Est, 09 juin 1908, mardi 9 juin 1908
La Presse, 15 juin 1908
La Presse, 08 août 1908
La Presse, 17 août 1908
La Presse, Avril 1909
L’écho du St-Maurice, 02 décembre 1948
Le progrès du Golfe, 05 novembre 1948
Le lingot : un journal du Saguenay, février 1949
Livre L’appel du Chibougamau : l’histoire d’une région minière du Québec , 1956, par Larry Wilson
Journal de Québec, 20 avril 2013
Recensements, GENAISE, registre de l’état civil, etc.